lundi 16 août 2010

Eté 1972








Eté 1972


Il sortait en barque entre cinq et six heures de l'après-midi, quand le soleil commence à s'étirer sur la mer et que la chaleur de la journée s'adoucit un peu sous l'effet de la brise. Pas à une heure précise, mais à une sensation précise du jour. Il entrait dans l'eau sans cette appréhension du froid que moi, j'éprouvais toujours. Et il marchait pieds nus sur les pierres et les galets, comme s'ils étaient du sable. J'interrompais mon jeu, souvent rappelé à l'ordre par les autres, pour le regarder partir.

Il chargeait peu de choses sur son gozzo en bois peint, ancré dans la petite rade de rochers . Le premier voyage depuis la rive servait à prendre un chandail en laine épaisse, le bocal d'asticots, la besace, et le seau en plastique bleu, décoloré, sans poignée, qui contenait les lignes. Au second voyage, il apportait le filet, bien sec, examiné avec soin sous la pergola peu auparavant, sur le seuil de la maison. Alors, il montait à son tour. Un élan tout d'abord ; puis le balancement jusqu'à l'équilibre, et enfin le rappel de la jambe d'appui. Toujours la même gestuelle. Il démarrait ensuite le Perkins diesel, et pendant quelques instants il l'écoutait balbutier . Quand l'hélice commençait à pousser doucement l'embarcation, deux sauts le menaient à la proue, d'où il récupérait l'ancre, avec des gestes amples et lents, le pied gauche toujours appuyé sur la pointe. Puis il retournait à la poupe et s'asseyait dans le cockpit. Il posait une main sur la barre et se penchait par-dessus bord pour regarder sous l'eau défiler les rochers. Au bout d'une trentaine de mètres il relevait le buste, regardait au loin, accélérait, et dirigeait sa route en virant fermement à droite. Seulement alors on pouvait le voir se détendre, laisser son dos prendre appui , s'unir ainsi au paysage, et savourer les dernières bouffées de sa cigarette, pour finalement la détacher de ses lèvres, la tourner et la retourner entre ses doigts, comme s'il l'évaluait, alors que la barque prenait de la vitesse.

De même, à la tombée de la nuit, une fois les lignes posées, il pouvait m'arriver de le voir rentrer, si on ne m'avait pas encore appelé à grands cris pour le bain ou le dîner. Assis sur le petit môle en ciment qui me griffait les cuisses, je faisais d'ultimes tentatives pour faire sortir de leurs tanières sous-marines quelques blennies . Et j'attendais. La rive de galets désormais vide de monde, et silencieuse. L'air frais sous l'ombre.Et le ressac répété d'ondes brèves, au rythme léger. Sa silhouette devenait toujours plus importante, tout comme le battement rythmé du moteur, jusqu'à se détacher, noire, sur la dernière lumière. Il mettait le Perkins au minimum et faisait en sorte que la barque s'approche du bord par son élan, à lenteur étudiée. Il se levait tout droit, pour chercher du regard le couloir d'entrée, et dirigeait la barre avec le pied. A un moment donné, il freinait tout en remettant un peu les gaz en arrière. Il éteignait le moteur et sautait dans l'eau. « Un jour ou l'autre je t'aurai... Oh si je t'attrape... », marmonnait-il presque toujours entre ses dents. Je ne le voyais jamais récupérer les lignes le matin avant l'aube. Je dormais. Mais à l'heure du déjeuner ou du dîner, souvent j'entendais « … Goûte comme il est bon, c'est le poisson de Miro. Il l'a pêché cette nuit. »

Nous passions tout le mois de juillet dans ce bourg aux pierres de tuf qui regardait la mer, en Maremme. Une grande ferme, avec toutes ses étables et ses bêtes, dans une propriété agricole qui donnait sur la côte. Pour y arriver il fallait quitter l'asphalte de la route communale et tourner à gauche après le passage à niveau, puis parcourir une route poussiéreuse en plein soleil, longue d'environ un kilomètre, qui traversait les champs de blé, les oliviers et les vignes, et montait en pente douce jusqu'à rejoindre un vieux portail en fer forgé, toujours ouvert, qui donnait sur l'aire principale. Les bâtiments jaune clair des constructions surplombaient un relief de collines qui dominaient les champs. Passant outre le grand groupe de maisons, vers le couchant, une descente impromptue avec des marches et des pierres de tuf ; un sentier entre haies sauvages, figuiers de barbaries et palmiers, qui conduisait à la mer, sur une petite crique de galets et de rochers. Deux ou trois familles de fermiers qui habitaient là, s'occupaient depuis toujours des champs et du bétail, pratiquement ignorant la mer pourtant si voisine. Une des fermières restée veuve nous louait un appartement, que nous partagions avec mon oncle et ma tante, pendant tout le mois. Villégiatures d'autrefois, à demeure, vécues par les adultes dans la joie d'un simple repos.

L'habitation était grande, fraîche au coeur des chaleurs de l'été grâce à ses épais murs de pierre. Depuis la porte d'entrée, un long couloir carrelé séparait toute une série de chambres spacieuses. Les fenêtres de celles de droite, une par chambre, toutes alignées, donnaient sur l'arrière de la ferme, vers la mer, toutes emplies des couleurs d'un tableau qui changeait de poésie suivant l'heure du jour, ou suivant la saison. Par la fenêtre de la pièce du fond, la salle de bains, petite fenêtre haute, l'enfant que j'étais voyait seulement le ciel. Mais j'y entendais plus distinctement le bruit de la mer. Les chambres de l'autre côté étaient dans l'ombre, obscures. La maison n'avait pas l'eau courante. Chaque matin, nous les enfants avions la charge de pourvoir à la ration d'eau quotidienne : aller chercher de l'eau au puits. Dans l'enceinte de la ferme, du côté des champs, se trouvait une pompe entourée de haies sur trois côtés : une de ces anciennes pompes à eau, peinte en vert. Là, nous remplissions trois ou quatre seaux en plastique coloré et un grand baquet en fer que nous transportions à deux quand il était plein, attentifs à ne pas trop faire osciller notre chargement. Manoeuvrer la pompe, de haut en bas, était le jeu le plus amusant qui soit, à chaque fois source de disputes. Il y avait la satisfaction d'arriver à un résultat certain après la fatigue ; la joie de voir l'eau surgir sur commande depuis les profondeurs de la terre. Le sens d'un geste important et notre désir d'en être les acteurs. L'eau n'était pas très fraîche et avait un goût douceâtre, pas très agréable. Mais cela nous la rendait plus précieuse encore.

Parfois il nous arrivait de voir les vaches sortir de l'étable pour aller aux champs ; lentes, grandes, solennelles, à quelques dizaines de mètres de nous. Si l'une d'entre elles tournait la tête pour nous regarder, nous entendant rire ou jacasser, nous commencions alors à les railler. Mais nous étions prêts à détaler et à laisser tout en plan. Moi qui étais le plus âgé, j'avais aussi un autre devoir matutinal : prendre la bicyclette et rouler sur le chemin de terre pour arriver jusqu'au passage à niveau. Là, en faisant attention aux voitures, il me fallait traverser le goudron de la route communale pour arriver chez un petit boulanger et lui acheter la pizza pour nous tous. L'aller était agréable ; l'esprit joyeux d'euphorie légère, l'air frais. Le vélo roulait tout seul sur la petite descente. Le retour était différent : la faux-plat de terre blanche, en montée, devenait difficile ; l'air plus chaud à cause de la fatigue ; le sac des pizzas accroché au guidon se balançait et cognait la bicyclette à chaque coup de pédale. Mais la tâche était importante, la récompense savoureuse.

Tout le reste c'était la mer. Peu de superflu : la mer, voilà tout. La mer fraîche où se baigner, le matin, à côté de la petite jetée en ciment, eaux peu profondes (impossible d'y plonger). Mer de roche, limpide. Simplement en explorer les couleurs était déjà joie, émerveillement, recherche et curiosité. Mer salée qui coule dans le nez et reste sur les lèvres, et qui une fois évaporée tire la peau et y trace de blancs dessins. Ne pas se faire mal sur les galets absorbait déjà la moitié de notre attention. Et puis explorer. Etre indépendant. Prises de risque de gamins qui n'iront pas trop loin, déjà satisfaits de cette première tentative. Ou bien les lignes, avec lesquelles passer des heures à pêcher assis sur les rochers, parlant bas parce que les poissons entendent. Sur les quelques mètres carrés de sable (l'unique petit nuage de ce paradis), organiser d'interminables courses avec les balles en plastique de couleur, à l'effigie des cyclistes d'alors. Les longues discussions pour décider si le coup était sorti ou pas. Si la balle était ou non, sur la limite de la piste. Quelque âpre querelle, toujours résolue en effaçant du pied la trace des limites, puis par un petit plongeon non prévu au programme.

Nous avions un vieux canot en caoutchouc toilé orange, avec deux rames en plastique, pour les expéditions de chasse aux poulpes. Un masque, pour voir sous l'eau. Mais pas aussi beau que celui de mon oncle, profilé celui-là, de la Mares, avec le caoutchouc noir et les lunettes cernées de plastique rouge. Les nôtres étaient une sorte de téléviseur à cadran unique, rectangulaire. Ils nous faisaient la tête grosse et lourde et ils prenaient l'eau parce que nos visages étaient petits, pas encore formés par les hormones. Cracher sur le verre intérieur, pour qu'il ne s'embue pas, était un geste de grand, à accomplir avec aisance, avant de le rincer. Nous utilisions un petit harpon, un trident, avec un long manche en bois. Nous pêchions comme aux temps primitifs, percevant cependant à chaque fois que nous tirions notre ligne, notre réelle incapacité. Pour cette raison les poulpes, qui sont plus lents. Mais il fallait de toutes façons temps et patience. A nous, assurément, enfants d'hier, ne manquaient ni l'un ni l'autre. A trente ou quarante mètres de la rive, l'eau redevenait peu profonde . Nous arrêtions là le canot et l'attachions à une vieille bouée d'amarrage toute rouillée. On attendait un peu et puis on commençait à chercher, en marchant, ou en nageant lentement sur le ventre, à fleur des rochers. Nos mouvements étaient lents pour ne pas effrayer les créatures. Souvent douloureux aussi, quand, ayant avisé une proie, l'équilibre immobile imprévu nous contraignait à demeurer sur un rocher pointu. Nos pieds nus, quoi que toujours égratignés, n'étaient d'aucune façon primitifs. Parfois nous nous blessions, et arrivaient alors les brûlures et les larmes. Et avec les soins, les reproches sévères et les moqueries des adultes. Des moments qui nous ont construits, quoi qu'on en dise. Peu de réussite. Prendre un poulpe était un succès. Deux pendant les mêmes vacances, un exploit. Gloire qui aurait duré jusqu'à l'été suivant. Ils accouraient tous, même les grands, incrédules. On en parlait tout le reste de l'après-midi. C'était impressionnant de voir la bestiole se contorsionner autour du petit harpon. Mais plus impressionnant encore, la voir être battue contre les rochers par les adultes, pour attendrir la chair. Mais au dîner, pour une fois, le premier plat à être servi était le tien, et non celui du père.

C'est justement sur cette même rive de galets, à quelques mètres de l'eau, là où débouchait le sentier, que vivait Palmiro. Il y habitait avec sa femme Maria dans une minuscule maison en pierres, juste assez grande pour les y faire tenir tous deux, à moins de cinq mètres de la mer. Une seule pièce au rez-de-chaussée, fourneau, table, garde-manger et desserte. Une échelle en bois pour rejoindre le lit sous les pans de tuiles. Une pergola à l'extérieur, orientée vers la montagne, à l'abri du vent. Et puis c'est tout. Je ne serais pas capable de raconter grand-chose sur lui ; quand on est petit les histoires des grands ne nous intéressent pas. Il était maigre. Il était grand. Vieux mais agile et fort. Le jour il travaillait dans une poudrière à Orbetello. Il partait tôt en selle sur sa Vespa orange. On le voyait rentrer à l'heure du déjeuner, quand le soleil brûlait, et que nous, nous attentions à l'ombre du portail, impatients de descendre à la mer. Son regard soucieux et fatigué devenait un sourire à notre adresse tandis qu'il se garait à côté des machines agricoles. Il avait les jambes longues et fuselées. Arrivé chez lui, il enfilait toujours un short très court, comme on les faisait alors, qui avait désormais pris sa propre forme et lui tenait lieu de seconde peau sur les hanches. Sur le short, un tee-shirt bleu, délavé par le soleil et les nombreux lavages. Il ne portait jamais de chaussures, d'ailleurs il les supportait mal le matin quand il était contraint de les mettre pour aller au travail. Il avait les pieds calleux et insensibles à force de marcher sur les rochers. Une petite semelle de corne s'était formée sous ses pieds. Jaune, très dure, épaisse de quelques centimètres, qui le protégeait de la douleur et des blessures. Nous autres enfants lui demandions toujours de pouvoir la toucher, émerveillés. Miro nous donnait une épingle et nous encourageait à la trouer, pour bien nous démontrer qu'il ne sentait rien. C'était quelqu'un de souriant. Il avait toujours une plaisanterie prête, et aussi des façons un peu brusques, mais seulement en apparence. Avec nous les enfants il était patient, et nous montrait les choses. C'est seulement aujourd'hui, en y repensant, que je perçois son côté réservé, et comment derrière le masque se cachait une personne qui vit simplement et parle avec la nature. Aujourd'hui, parce que je peux imaginer les hivers passés là, en pleine solitude, avec son épouse, le vent froid, et le bruit de la mer.

Il plaisantait souvent avec nous ; avec mon père et avec mon oncle ; avec Gigi le siennois, qui louait lui aussi une maison à la ferme. Au début de l'après-midi, nous nous retrouvions tous sous la pergola, devant chez lui, pour examiner et acheter son poisson, et puis pour bavarder. On faisait des prévisions sur le temps qu'il ferait, les auspices de la saison, des commentaires sur la beauté du lieu. Les femmes choisissaient le poisson. Les hommes buvaient du vin blanc, à température fraîche de la cave, ou le café. Nous, un sirop de menthe à l'eau, que nous préparait Maria. Parfois les conversations des grands devenaient polémiques, débats, mais elles se terminaient toujours par des grands rires et des gros mots. Parfois on les voyait se défier au bras de fer sur la petite table en bois toute usée, comme ça, juste pour jouer, alors que les femmes secouaient la tête en leur disant qu'ils n'étaient que des enfants. Nous, ça nous passionnait, et leurs visages devenus tout rouges sous l'effort nous faisaient rire.

Mais Miro, pour tous, c'était la pêche. La pêche et cette maîtrise ancestrale, acquise par tradition, que nous autres citadins observions avec admiration, mais sans trop vouloir le montrer. Nous écoutions ses histoires sur la petite baie, une époque où personne n'y venait, pas même en villégiature ; et puis la fameuse histoire de ce bar énorme, qui lui échappait toujours et dont plus personne ne croyait à l'existence désormais. Cette obsession du bar géant, qu'il avait sans cesse, donnait l'occasion aux adultes de se moquer de lui, même si c'était toujours avec affection. Cela rendait plus supportable à leurs yeux leur propre inexpérience de marin, confrontée à celle de Miro ; écart qui, en sa présence, les faisait apparaître encore plus empruntés et moins habiles. Lui en prenait ombrage et insistait : « Un jour ou l'autre vous verrez que je l'attrap'rai. » Quand ils s'éloignaient tous pour retourner au soleil, à leurs activités, ou à des jeux d'été, moi, je restais encore un peu avec lui, à le regarder préparer les lignes. Il me parlait alors un ton plus bas, et me posait ces questions simples que l'on pose aux enfants. Il me montrait les outils de son art. Il me répétait que le bar énorme existait vraiment. Et il promettait de m'emmener pêcher.

Ce fut par un après-midi étouffant, mer calme et vent faible, alors qu'il chargeait sa barque, que Miro demanda à mon père s'il pouvait m'emmener avec lui poser les filets. Mon père referma son journal ; il me regarda alors que j'étais en train d'assister aux préparatifs, puis acquiesça en souriant, à distance. L'instant d'après, incrédule, je me retrouvai avec la besace et le seau contenant les lignes entre les mains.

« Dépêche-toi, va. Avant qu'il ne change d'avis … Monte », me dit Miro.

Puis, alors qu'il retournait vers la maison ; « T'as déjà pris ton goûter ? »

Je fis signe que non de la tête.

« Très bien », répondit-il, « je m'en charge. On le prendra ensemble, au Scoglione. »

Et alors, de nouveau à l'adresse de mon père et de ma mère : « On revient à la tombée du jour », dit-il. « Je vous le renvoie pour le dîner. Le pull s'il fait froid, j'en ai un pour lui. »


Du départ, je me rappelle le moment de désarroi dû à l'émotion inattendue, et peu d'autres détails. La curiosité, pouvant être cette fois à l'intérieur de la barque, toujours vue de l'extérieur. Les bancs durs, en bois, qui bordaient les côtés du cockpit, et le dos qui fait un peu mal quand on s'y appuie. L'odeur puissante, mélange de mer et de combustible, de la sentine, où l'huile dessine des couleurs dans la flaque stagnante noirâtre. Le réservoir rouge et gras du gazoil, d'où arrive un son de remous métallique. Les gestes de Miro, toujours les mêmes, rapides et efficaces, pour dégager la barque et partir. Enfin le vent et la côte lointaine, le sens de douce liberté du glissement sur les vagues ; les longs et délicats tangages. La fumée de la cigarette de Miro, qui s'envole rapidement par la bouche et le nez, et se dissout dans l'instant. Le bruit constant du moteur, qui ne s'éloigne pas. Pas même quelque bavardage. Et un frisson de joie : j'étais seul, loin des miens, à la pêche.

Le Scoglione était une petite île de roches très foncées et coupantes, érodées par le vent et par l'eau ; il était situé dans le coin le plus reculé de la petite baie, à une centaine de mètres de la côte. Nous y arrivâmes en une vingtaine de minutes. Une fois l'ancre jetée, Miro ouvrit la besace et en sortit une miche de pain sans sel, un citron et un couteau de cuisine avec le manche en plastique jaune. Il les posa sur le banc et me dit : « Moi je t'apporte le goûter, et toi tu le prépares. » Puis il se leva. « Je te montre. » Il descendit dans l'eau peu profonde, qui lui arrivait à la ceinture ; il regarda autour de lui et se pencha pour ramasser quelque chose. Quand il revint au bord de la barque, il tenait dans ses mains deux oursins noirs et brillants comme l'encre. Il tendit ses mains calleuses et me les montra.

« Si tu fais attention, tu verras qu'ils bougent. Regarde bien. »

Les piquants, en effet, bougeaient. Lentement, d'avant en arrière.

« T'as vu ? Ils sont vivants, eux aussi. Tu sais comment on les ouvre ? »

« Non », répondis-je.

« Je te montre », fit-il, remontant dans la barque.

Il prit le couteau et, tenant dans sa main ouverte un des oursins, il commença à donner des petits coups de lame tout autour, le long de la ligne équatoriale de la coquille calcaire. Peu à peu l'oursin s'ouvrit en deux, laissant apparaître à l'intérieur la pulpe orange disposée en rayons.

« Voilà », dit-il, « tu y fais tomber deux gouttes de citron et tu attrapes tout avec le pain. Essaye. »

Il me tendit l'oursin ouvert et prêt.

« Moi je descends », poursuivit-il. « J'en rapporte un peu. Et ensuite on posera les lignes et les filets. Mais toi qui restes là à les ouvrir, fais attention de ne pas te trouer les mains, hein ? Sinon je vais l'entendre ta mère. »

Je travaillai avec soin, en faisant attention, posant les oursins ouverts sur le coffre du moteur. Nous les mangeâmes en silence. Seulement à la fin, alors qu'il fumait, Miro me dit : « Ca t'a plu ? Fameux hein ? Maintenant on pose les filets. »

Une fois l'ancre remontée, nous déplaçâmes légèrement la barque. Ainsi, une fois choisi le lieu adéquat, Miro me laissa à la barre et s'occupa des filets, il les levait puis les laissait retomber doucement sur la mer, peu à peu. Ensuite, il reprit la barre et accéléra. Il s'éloigna des filets ; il contourna le Scoglione et s'arrêta de l'autre côté. Il mit entre nous le bocal aux asticots et me tendit une ligne.

« Avant, pourtant, tu mets ton pull, qu'je n'voudrais pas qu'tu prennes un coup d'froid. »

Nous enfilâmes des têtes coupées de sardines sur les hameçons dont le bocal était rempli, et quand tout fut prêt, il me dit de jeter ma ligne.

« Laisse la aller jusqu'au fond, jusqu'à ce qu'elle prenne appui. Ensuite, en tirant légèrement par petits coups, tu la déplaces lentement ; mais légers hein ? Tout doucement. Comme si elle était vivante et tranquille. »

Tandis que nous placions les lignes, il jeta des petites miettes de pain au raz de l'eau. « Ca attire les petits poissons, et les petits poissons attirent le bar... et nous on attend. » Puis il s'assit sur l'autre bord et se tut.

Je ne savais pas si je devais croire à l'histoire du bar géant. Miro avait toute mon estime d'enfant, toutefois je percevais moi aussi une sorte d'exagération dans ses récits. Cette hyperbole que j'aurais pu définir plus tard romantique, et que mes parents et mon oncle décrivaient alors en tant que nécessité vivifiante dans cette vie de pêcheur sans grands divertissements, ainsi auréolée d'une petite gloire estivale qu'il recueillait auprès de nous, les vacanciers.

Le soleil tombait et l'eau devint rapidement plus sombre. Je commençais à avoir des frissons malgré mon pull. Mais je ne dis rien. Je tirai consciencieusement le fil de nylon avec une main, tenant de l'autre le morceau de liège. Au bout d'un moment, je sentis une légère tension du fil. Comme une petite résistance. Je continuai à tirer par petits coups légers, plus distants les uns des autres, et la tension se répéta. Au troisième petit coup de poignet, je tirai de façon plus décisive, mais le fil m'arriva alors léger, sans poids. Je le récupérai et vis que les deux hameçons étaient vides. Miro se retourna quand il entendit mon mouvement et murmura tout doucement : « Il t'a eu. C'est lui qui a gagné. » Et, un instant après, toujours à voix basse : « Allez, ne te décourage pas. Garnis ton hameçon et recommence. Encore cinq minutes et puis on s'en va. »

J'en étais là à replacer les hameçons, quand Miro lança un cri, et en même temps se mit debout tirant des deux mains bien haut au-dessus de sa tête le fil de nylon : « Le voilà ! Je l'ai pris ! Je t'ai pincé, bon Dieu, un sacré morceau ! » La barque balançait dangereusement et je dus m'accrocher au bord pour ne pas glisser au fond. Miro, pendant ce temps, tirait et jurait ; il relâchait un peu, prenait son souffle, puis tirait et jurait à nouveau, récupérant peu à peu la ligne avec toute la force et la précaution nécessaires pour lutter contre la proie, et éviter que le fil ne s'accroche sur les rochers, et ne se casse. Le remue-ménage dura moins d'une minute, je peux le dire aujourd'hui. Mais alors, il me sembla durer très longtemps. A la fin, penché légèrement par-dessus bord et les bras tendus, Miro tira dans la barque sa proie en lui faisant décrire un rapide arc-de-cercle dégoulinant, dans une ultime imprécation.

Le bar atterrit lourdement sur le fond du gozzo, juste à mes pieds, et continua à se débattre et à s'agiter furieusement. Il était énorme, long d'environ quatre-vingts centimètres, et très puissant. Il luttait pour sa survie, indomptable, à force de coups violents et obsessionnels qui résonnaient aussi sombres que le glas, alors que Miro tentait de le saisir et de le maintenir étendu sur les planches, du pied, et des mains. J'assistais à ce moment, pétrifié, dans un mélange d'euphorie et d'horreur, le souffle court, comme dans l'effort. L'émotion de la mort et du triomphe luttaient en moi, et se nouaient dans ma poitrine, alors que de mes mains serrées j'étreignais le bord de la barque de chaque côté du corps. Peu à peu l'énergie du poisson diminua. Les coups devinrent plus lents, moins énergiques. Ils s'arrêtèrent. Puis ils reprirent, puissants, dans un ultime spasme de lutte qui m'épouvanta. Miro ne parlait plus. Il respirait fortement, par le nez, et il maintenait le poisson. Nous restâmes ainsi, jusqu'au dernier sursaut. Puis, je levai lentement le regard vers Miro, et lui leva la tête vers moi, penché qu'il était à maintenir sa proie. Son visage s'éclaira d'un sourire rayonnant et un peu fou. Moi, je commençai à pleurer en silence tout en le regardant, et tout de suite après à rire, toujours en silence, tandis que je sentais les larmes couler sur mes joues, essayant de dissimuler l'émotion violente qui m'avait envahi. Miro attrapa un gros morceau de toile noirâtre de dessous un banc, et couvrit le poisson afin qu'il ne s'échappe pas dans un éventuel soubresaut ultime . Puis il s'avança vers moi, me prit la tête entre ses mains calleuses, et posa ses lèvres sur mon front, avec cette délicatesse-là que seule la force peut exprimer : « Je l'ai pris bon Dieu », murmura t-il. « Nous l'avons pris, foutue Maremme. Nous l'avons pris, tu comprends ? » Puis il se mit debout dans la barque et se retourna pour regarder le coucher du soleil. Il porta une cigarette à ses lèvres, l'alluma, et la fuma calmement, totalement immobile, jusqu'à la fin.

Il reste une photo de cette fin de journée, faite au flash. On me prit sous la pergola, alors que je tiens le bar par une branchie, et que je le montre dans toute sa longueur, aux côtés de mes onze riantes années. Sur mes épaules les mains de Miro, penché derrière moi ; son sourire bronzé à côté du mien.

Ce fut mon dernier été là-bas.

Je n'avais pas encore lu Hemingway.



1 commentaire:

egi a dit…

...e io mi sono commossa un'altra volta!