lundi 1 mars 2010

Des hommes et des choses





Des hommes et des choses


Il nous arrive rarement d'avoir à disposition quelques heures de réelle liberté. Je ne fais pas référence ici à ces moments souvent sacrifiés, souvent différés, que nous isolons avec ténacité, que nous répartissons parmi les obligations de la journée, afin de pouvoir nous dédier au sport ou à d'autres distractions. Je pense plutôt à ces situations accidentelles, à l'occasion d'un rendez-vous annulé, ou dans l'attente de celui qui va suivre, moments où l'on se trouve alors forcé à l'inactivité ; où l'on a l'occasion d'improviser. Réellement libres. Quand cela arrive, nous sommes souvent troublés, désorientés par cette potentialité soudaine, gâchant parfois tout ce laps de temps à la recherche de quelque chose à faire. D'autres fois, nous sombrons dans des tourbillons de pensées, réflexions qui naissent légères et aériennes au sein de l'oisiveté inattendue, mais qui deviennent ensuite plus graves, quand elles retrouvent la hâte à laquelle nous ne savons pas échapper ; ou bien naissent-elles sombres, en raison de la fatigue, habituellement ignorée, et dont on prend alors conscience. Plus rarement nous arrive t-il de faire le bilan sur nous-mêmes, sans aucune excuse possible qui pourrait justifier notre distraction ; ou notre superficialité toujours affairée. Plus rarement, il peut aussi nous arriver de nous demander avec stupeur si ce laps de temps offert est réellement le fruit du hasard. Il nous semble en effet que ce temps suspendu, à ce moment précis de notre existence, trouve sa raison d'être par un curieux jeu du Destin ; en tant que bond nécessaire pour mûrir ; ou en tant que simple, mais alors inquiétante, coïncidence.

Après avoir expédié quelques affaires du côté de Colleferro, hier, je rentrais en voiture vers Rome. C'était une belle matinée au soleil printanier. Dans l'air, une chaleur affirmée, la première de la saison ; presque excessive au regard de l'hiver qui avait pris ses habitudes. La lumière intense blessait agréablement le regard de couleurs pleines, gorgées du réveil de la nature, denses, malgré les prés encore brunis par la rigueur de l'hiver, et les arbres presque nus, ou à peine parsemés de quelques bourgeons. De façon inespérée, j'avais réussi à accomplir tout ce que j'avais à faire en moins d'une heure. J'avais à ma disposition le reste de la matinée et l'intervalle du déjeuner pour jouir du premier soleil ; pour conduire lentement (le bras au-dehors et la main jouant dans l'air) ; ou pour déguster un café assis à une table, observant le passage et feuilletant le journal, plutôt que de l'avaler debout, rapidement, ingurgitant la caféine nécessaire à maintenir l'élan. Ainsi, ayant dépassé les Pratoni del Vivaro, je décidai de dévier vers Frascati. Je souhaitais revoir, sur la via Tuscolana, la maison qui fut l'habitation de mes grands-parents, et son immense jardin dans lequel je passai les longs étés magiques et les innombrables fins de semaine de mon enfance. Il y a environ trente ans.

Il s'agit d'une grosse bâtisse propriété de l'Italgas, entourée d'un grand parc aux parterres d'arbres fruitiers et de fleurs cultivées, sur le côté duquel, dans une enceinte formée de pins maritimes, était situé un immense réservoir de gaz. Un gazomètre. C'était le gazomètre qui présidait à la fourniture du gaz domestique de tous les Castelli Romani, raison pour laquelle chaque jour, au temps de mon enfance, je voyais s'activer, dans les allées du parc, le personnel de service et les véhicules automobiles de l'entreprise. Le soir, ces véhicules étaient garés sous un grand hangar vert, côté sud du mur d'enceinte. Les ouvriers arrivaient tôt le matin. Ils étaient en tout quatre ou cinq, et ils finissaient leur journée à deux heures de l'après-midi. A tour de rôle l'un d'entre eux restait disponible pour les urgences et les réparations de secours. Bien plus tôt que les ouvriers, habituellement à cinq heures du matin, le jardinier arrivait pour prendre son travail, employé permanent pour l'entretien des pelouses et des plantations. Il y avait aussi un chien, un gros caniche noir du nom de Blèk, et plusieurs chats qui attendaient souvent ma grand-mère devant le portail d'entrée de la maison. Dans quatre grosses cages adossées au mur d'enceinte, pas très loin du hangar des véhicules automobiles, un certain nombre de poules et d'oies engraissaient leur brève existence et fournissaient les oeufs frais et la viande. Le parc confinait à l'est avec un champ en friche de cinq hectares appartenant au domaine, au centre duquel se trouvaient quatre gros réservoirs de gaz, lequel était envoyé là depuis Rome, zone portuaire fluviale, afin de desservir toute la région des Castelli. A l'intérieur de la maison, dans l'immense salle vitrée qui occupait pratiquement tout le rez-de-chaussée, de gros robinets en fer aux grandes manettes rondes servaient à diriger et à réguler le débit de gaz dans les conduites.
L'habitation du responsable, mon grand-père, était située à l'étage au-dessus.

A mes yeux d'enfant, le parc soigneusement entretenu qui entourait la maison, représentait l'univers tout entier. Sa superficie de plus de cinq mille mètres carrés m'appartenait dans ses moindres recoins, et palpitait pour moi de vies cachées et d'aventures jamais racontées, se succédant sans cesse et interminables dans leur simplicité enfantine. L'enfant que je ne suis plus courait souvent sur ces allées, poursuivant sa soeur à coups de poignées de pétales de roses (on trouvait là d'innombrables fleurs, bien soignées, et de toutes les couleurs) ; ou bien il jetait en l'air des coups de sabre, armé de tiges de lys coupées dans un massif pas très éloigné de la maison. En silence, il poursuivait les lézards, imaginant la sinuosité de leurs cachettes au creux des fissures chaudes du mur d'enceinte ; ou encore il attrapait des grillons, et des sauterelles, les nourrissant ensuite de roquette sauvage, cueillie dans le champ adjacent. Il pédalait des kilomètres à bicyclette, montant et descendant les allées, tantôt imaginant des courses motocyclistes, tantôt à la poursuite de bandits improbables, tombant parfois et laissant de consistants lambeaux de genoux sur l'irrégularité pavée des sampietrini. Il observait fasciné les postures des chats à l'affût, quand ils se préparaient à capturer un moineau, ou un lézard. Très fier, il aidait le jardinier à déplacer le tuyau d'arrosage entre les rangées du potager, demeurant ensuite immobile, sous le charme, à observer la rigole d'eau rejoindre le chemin jusqu'à l'autre bord ; ou il participait à la cueillette quotidienne des légumes pour le déjeuner et le dîner, puis montait heureux les escaliers qui menaient à la maison, le panier rempli de trophées. Souvent, pendant les heures silencieuses de l'après-déjeuner, il tapait dans un lourd ballon de cuir dégonflé, le faisant battre bruyamment contre le rideau de fer de la remise, où son grand-père tenait jalousement à l'abri sa Seicento flambante. Parfois, il s'aventurait en cachette entre les structures métalliques du gazomètre, les échelles, les plate-formes et les boyaux de circulation nécessaires à la vérification, endroits qui d'habitude lui étaient interdits en raison de leur dangerosité. Ou bien encore, il s'asseyait furtivement au volant des camionnettes et des fourgons, sous le hangar, inventant des dispositifs d'agent secret dans l'odeur intense de la graisse de mécanicien qui envahissait l'habitacle. Il suivait les écarts improvisés, aboyés, du chien Blèk, quand celui-ci avait envie de jouer. Ou bien c'est lui qui allait le trouver si, en raison de la chaleur estivale, Blèk se reposait, guettant toujours le son des battements de queue qui frappaient alors régulièrement le bois de la niche.

En été, il participait au rite collectif de préparation des conserves de tomates, profitant de la surexcitation des adultes pour dérober en cachette une louche de jus épais, tout juste pressé, puisant dans la grosse marmite près de la centrifugeuse, et sans oublier de l'assaisonner de sel et d'une feuille de basilic frais ; ou encore il se rassasiait à plaisir de fruits frais, grimpant sur l'un des nombreux arbres qui distribuaient l'ombre sur les grandes chaleurs de l'été du parc. Le choix était vaste : cerises, poires, pommes délicieuses, rainettes, pêches, abricots, amandes, noix, noisettes, kakis ( les « Dieuespère » comme il fallait dire alors ), oranges, mandarines, clémentines, citrons, figues et pignons. Parfois il pillait le grand potager, où poussaient vraiment tous les biens du bon dieu. Quand il avait soif, si septembre était encore étouffant, outre les jets d'arrosage des parterres et du potager, outre les fontaines et leurs vasques rectangulaires en pierre, il pouvait librement cueillir une grappe de raisin pesante de la pergola. Ou alors avancer vers le poulailler et trouver en petite quantité, mais de belle qualité, quelques grappes de raisin pizzutello. Si réellement il voulait satisfaire un caprice, et comme il en avait le temps et la possibilité, à côté des compresseurs, près d'un buisson de mûres grasses comme des mandarines, il allait picorer, sur un petit cep de muscat sauvage, quelques grains blonds et doux comme jamais plus il n'aurait encore l'occasion d'en goûter de toute sa vie.

Absorbé par ses occupations, l'enfant apprenait le langage des couleurs, dans les contrastes diffus de la lumière, découvrant la transparence délicate du vert entre les feuilles de noix, au petit matin ; séparant les tendresses moelleuses du violet des glycines, pétale après pétale, à la recherche du coeur sucré de la fleur ; observant les abeilles piquer les petites inflorescences du romarin, timidement bleu azur, dans le vert impérieux, et brillant ; s'enivrant du rouge velouté des buissons de roses ; se protégeant les yeux de la blancheur des lys ; ou s'agaçant d'orangé avec les « dieuespère » ; se confondant de bleu, et de bleu clair, et de rose et de blanc, dans les rondeurs impressionnistes des grosses fleurs d'hortensia, ou encore interrogeant le jaune pulpeux des pêches, sous les petits morceaux humides de peau brunie. Cet enfant là possédait , de par sa sensibilité aigüe, attentive et inconsciente, la plus grande et la plus inestimable des fortunes qui seraient celles du siècle à venir : apprendre à distinguer, parmi les bruits calmes et tranquilles de ses jeux et de ses réflexions, la respiration sublime de la nature et des oeuvres du Créateur. Respiration dont il ne se serait plus jamais séparé, pour la sentir courir dans ses veines, et rejaillir avec exubérence au seul changement de saison, quand les parfums et un certain frémissement de l'air t'appellent à la vie.

Voilà, hier matin, l'enfant que je fus a décidé de retourner sur ce lieu, bien qu'il le sache désaffecté. L'évolution de la technique a rendu désormais inutile le service que dirigeait, à l'époque, son grand-père. Perdu dans ses pensées, conduisant de façon distraite dans les embouteillages agités des Castelli, il a cherché, et a retrouvé, l'allée sinueuse qui mène à l'habitation, à la sortie du village ; au bout de celle-ci, le lourd et très haut portail de l'entrée, au vernis originel vert d'eau désormais écaillé, jamais rafaîchi au fil des ans. Qui plus est, découvrant que le portail était seulement fermé par un simple tour de fil de fer, il l'a rouvert. Et il est entré pour se chercher.

La mélancolie prévisible à laquelle il s'était en quelque sorte préparé, s'est changée en douleur puis en désespoir, à la vue du massacre perpétré par le temps, et par l'incurie coupable de l'homme. N'étant plus entretenu depuis 1972, année où son grand-père partit en retraite, à l'abandon de façon inexpliquée, le parc merveilleux demeure désormais à la merci du hasard, transformé en fantôme de ce qui fut l'expression du savoir-faire de l'homme. Les allées de porphyre ont partiellement disparu sous un sédiment tenace de terre, apporté par le vent et les eaux de pluie, sur lequel a germé l'herbe sauvage. Face à la maison, sur le versant nord du mur d'enceinte, disparue la longue cascade de glycines vivante d'abeilles, insolent, trône un lierre aux feuilles épaisses et aux ramifications coriaces qui, ici et là, ont même attaqué le mortier et le ciment. L'enceinte de pins, désormais élevés, malades et plus très jeunes, persiste, entourant le berceau vide de son immense gazomètre, aujourd'hui rempli par mètres cubes de détritus et d'immondices. Avec les pins, résistent aussi le noyer, sur le côté du portail, les vestiges du grand cerisier, mort étouffé par des kilomètres de lierre en spirales serrées, et les deux « dieuspère » totalement secs. Et aucun arbre de plus. Certainement transportés dans un autre jardin ; peut-être volés, par ceux-là qui se sont succédés au fil du temps pour le gardiennage des quelques structures restantes, les arbres ont disparu. Leurs branchages gonflés de vie ne sont plus là à gêner le regard, qui désormais voit tout l'espace alentour, libre de mesurer la seule désolation. Et les fleurs ne sont plus là. Excepté quelques petits pieds de rosiers tenaces, ici et là, un unique rejeton d'hortensia agonisant et décomposé, et l'impertubable austérité du romarin, il a disparu ce tissage de haies multicolores qui entourait et garnissait la géométrie des parterres. Parterres qui demeurent tels seulement en vertu d'une bordure de ciment, non plus moelleux de gazon et de trèfle, mais éteints d'une herbe jaunâtre, sèche, assoiffée et obstinée.

L'esprit vide, l'enfant a passé en revue ses souvenirs. Il a marché sur ses propres pas, regardant et touchant les ombres, entendant les sons. Disparues les vasques de pierre, dans lesquelles il lavait les fruits, ses mains et ses écorchures ; disparue la gamelle pour l'eau du chien, et ces fameux lapements si lourds ; disparus les paniers d'osier tressé, recouverts de feuilles et remplis de fruits ; disparu le chant du carillon, qui annonçait quelqu'un à l'entrée et interrompait les jeux ; disparu l'enchantement des étincelles de fer, qui jaillissaient des meules sur l'établi de l'atelier ; et les appels de son grand-père, désormais mort avec ces années, et aussi ses chers sourires, affectueux, sages et discrets. Disparu tout cela, jusqu'aux petites araignées rouges du marbre, sur les colonnes carrées du grand porche, des heures entières à suivre leurs détours, dans la canicule épuisante des étés.

Inquiet, mais malgré tout curieux, l'enfant a ainsi voulu essayer d'entrer pour visiter la maison. Il n'a pas été étonné quand, en poussant le portail, il l'a senti céder, et s'ouvrir, affaibli par les ans. Et même, il a presque retrouvé un peu d'espoir. Mais ce dernier s'est bien vite changé en une grimace au souffle figé, à peine a t-il pu entrer et regarder à l'intérieur ; quand il s'est aperçu qu'une grosse plaque du plafond s'était détachée, se brisant en mille morceaux répandus sur le grand escalier qui mène à l'étage supérieur ; quand, ayant monté avec précaution ces marches qu'il avait dévalées à grands sauts, il a reconnu la chambre où il dormait, mais a trouvé les murs vides des ombres de meubles inconnus ; quand, au fond du couloir, il a recherché le charme d'un vieux téléphone de bachélite noire, accroché au mur, mais a seulement trouvé les trous des emplacements des crochets qui le maintenaient ; quand il a pu voir la petite cuisine, tristement vide, et qu'il a cherché en vain cet étrange panier tout rond fabriqué en fils de fer, clairsemés et robustes, entrelacés, arrondis dans les règles de l'art, où étaient déposés les oeufs tout juste ramassés. Poussé par un dernier scrupule, il a aussi voulu voir la salle à manger qui, en ces temps là, accueillait les réunions dominicales chaleureuses et effervescentes. Il y a cherché les voix et les bruits, les odeurs et les lumières ; il a retrouvé, perdues au fond de sa mémoire, les soirées d'hiver, où, seul alors avec son grand-père, il se faisait raconter les histoires d'une vie faite de petites choses réelles, et de grandes illusions.

La tête basse, l'enfant a alors renoncé. Après un ultime regard embué, il est descendu, prêt à partir. De nouveau à l'air libre, il a remarqué la porte entrouverte de l'entrepôt, et mécaniquement, pensant déjà aux différentes choses à faire à son retour, il s'est avancé pour jeter un oeil. Là, enveloppé par la pénombre, seul meuble encore présent dans la maison, loin de la pièce adjacente à l'immense salle vitrée, où il se souvenait l'avoir vu, là, lui est apparu le bureau de son grand-père, avec son grand écritoire noir administration, blanchi par la poussière ; vide de sa lampe et de ses crayons ; vide de son papier millimétré et de ses attache-lettres ; vide de ses tubes de colle et de ses règles.

Là, assis, les lunettes sur le bout du nez, un sourire doux sur le visage, son grand-père l'attendait, absorbé par dieu sait quelles pensées.
«Grand-père? … Grand-père ! Qu'est-ce que tu fais là ?»
«On m'a dit que tu serais passé et je suis venu rafraîchir mes souvenirs. Cet endroit me semble toujours si désolé à moi aussi, de même qu'à toi, aujourd'hui. Mais ta présence, maintenant, me le rend à nouveau vivant. J'ai bien fait de venir. En t'ayant vu te promener dans le parc, et en te regardant, mon petit, je ne vois plus que tout tombe en ruines, et je ne suis plus triste de tout ça ; au contraire, mon âme se gonfle, et je me remplis de joie en pensant à toutes ces choses merveilleuses, riches d'espoir, que nous avons réalisées quand nous étions ici, ensemble. Tu vois, Paolo, ce que nous oublions tous, un jour ou l'autre, c'est que la vie est belle seulement si l'homme l'envahit de tout son être, avec toute l'habileté de son esprit. Autrement, il ne s'agit plus que d'une lutte triste, sans répit, quotidienne, éternelle, éternellement perdue...»

C'est à ce moment que l'enfant, pour la première fois, s'est tourné vers moi et m'a regardé :«Pars, toi - m'a t-il dit doucement - Moi, je reste. Grand-père doit finir de me raconter une histoire qui parle des hommes et des choses».