lundi 16 août 2010

Eté 1972








Eté 1972


Il sortait en barque entre cinq et six heures de l'après-midi, quand le soleil commence à s'étirer sur la mer et que la chaleur de la journée s'adoucit un peu sous l'effet de la brise. Pas à une heure précise, mais à une sensation précise du jour. Il entrait dans l'eau sans cette appréhension du froid que moi, j'éprouvais toujours. Et il marchait pieds nus sur les pierres et les galets, comme s'ils étaient du sable. J'interrompais mon jeu, souvent rappelé à l'ordre par les autres, pour le regarder partir.

Il chargeait peu de choses sur son gozzo en bois peint, ancré dans la petite rade de rochers . Le premier voyage depuis la rive servait à prendre un chandail en laine épaisse, le bocal d'asticots, la besace, et le seau en plastique bleu, décoloré, sans poignée, qui contenait les lignes. Au second voyage, il apportait le filet, bien sec, examiné avec soin sous la pergola peu auparavant, sur le seuil de la maison. Alors, il montait à son tour. Un élan tout d'abord ; puis le balancement jusqu'à l'équilibre, et enfin le rappel de la jambe d'appui. Toujours la même gestuelle. Il démarrait ensuite le Perkins diesel, et pendant quelques instants il l'écoutait balbutier . Quand l'hélice commençait à pousser doucement l'embarcation, deux sauts le menaient à la proue, d'où il récupérait l'ancre, avec des gestes amples et lents, le pied gauche toujours appuyé sur la pointe. Puis il retournait à la poupe et s'asseyait dans le cockpit. Il posait une main sur la barre et se penchait par-dessus bord pour regarder sous l'eau défiler les rochers. Au bout d'une trentaine de mètres il relevait le buste, regardait au loin, accélérait, et dirigeait sa route en virant fermement à droite. Seulement alors on pouvait le voir se détendre, laisser son dos prendre appui , s'unir ainsi au paysage, et savourer les dernières bouffées de sa cigarette, pour finalement la détacher de ses lèvres, la tourner et la retourner entre ses doigts, comme s'il l'évaluait, alors que la barque prenait de la vitesse.

De même, à la tombée de la nuit, une fois les lignes posées, il pouvait m'arriver de le voir rentrer, si on ne m'avait pas encore appelé à grands cris pour le bain ou le dîner. Assis sur le petit môle en ciment qui me griffait les cuisses, je faisais d'ultimes tentatives pour faire sortir de leurs tanières sous-marines quelques blennies . Et j'attendais. La rive de galets désormais vide de monde, et silencieuse. L'air frais sous l'ombre.Et le ressac répété d'ondes brèves, au rythme léger. Sa silhouette devenait toujours plus importante, tout comme le battement rythmé du moteur, jusqu'à se détacher, noire, sur la dernière lumière. Il mettait le Perkins au minimum et faisait en sorte que la barque s'approche du bord par son élan, à lenteur étudiée. Il se levait tout droit, pour chercher du regard le couloir d'entrée, et dirigeait la barre avec le pied. A un moment donné, il freinait tout en remettant un peu les gaz en arrière. Il éteignait le moteur et sautait dans l'eau. « Un jour ou l'autre je t'aurai... Oh si je t'attrape... », marmonnait-il presque toujours entre ses dents. Je ne le voyais jamais récupérer les lignes le matin avant l'aube. Je dormais. Mais à l'heure du déjeuner ou du dîner, souvent j'entendais « … Goûte comme il est bon, c'est le poisson de Miro. Il l'a pêché cette nuit. »

Nous passions tout le mois de juillet dans ce bourg aux pierres de tuf qui regardait la mer, en Maremme. Une grande ferme, avec toutes ses étables et ses bêtes, dans une propriété agricole qui donnait sur la côte. Pour y arriver il fallait quitter l'asphalte de la route communale et tourner à gauche après le passage à niveau, puis parcourir une route poussiéreuse en plein soleil, longue d'environ un kilomètre, qui traversait les champs de blé, les oliviers et les vignes, et montait en pente douce jusqu'à rejoindre un vieux portail en fer forgé, toujours ouvert, qui donnait sur l'aire principale. Les bâtiments jaune clair des constructions surplombaient un relief de collines qui dominaient les champs. Passant outre le grand groupe de maisons, vers le couchant, une descente impromptue avec des marches et des pierres de tuf ; un sentier entre haies sauvages, figuiers de barbaries et palmiers, qui conduisait à la mer, sur une petite crique de galets et de rochers. Deux ou trois familles de fermiers qui habitaient là, s'occupaient depuis toujours des champs et du bétail, pratiquement ignorant la mer pourtant si voisine. Une des fermières restée veuve nous louait un appartement, que nous partagions avec mon oncle et ma tante, pendant tout le mois. Villégiatures d'autrefois, à demeure, vécues par les adultes dans la joie d'un simple repos.

L'habitation était grande, fraîche au coeur des chaleurs de l'été grâce à ses épais murs de pierre. Depuis la porte d'entrée, un long couloir carrelé séparait toute une série de chambres spacieuses. Les fenêtres de celles de droite, une par chambre, toutes alignées, donnaient sur l'arrière de la ferme, vers la mer, toutes emplies des couleurs d'un tableau qui changeait de poésie suivant l'heure du jour, ou suivant la saison. Par la fenêtre de la pièce du fond, la salle de bains, petite fenêtre haute, l'enfant que j'étais voyait seulement le ciel. Mais j'y entendais plus distinctement le bruit de la mer. Les chambres de l'autre côté étaient dans l'ombre, obscures. La maison n'avait pas l'eau courante. Chaque matin, nous les enfants avions la charge de pourvoir à la ration d'eau quotidienne : aller chercher de l'eau au puits. Dans l'enceinte de la ferme, du côté des champs, se trouvait une pompe entourée de haies sur trois côtés : une de ces anciennes pompes à eau, peinte en vert. Là, nous remplissions trois ou quatre seaux en plastique coloré et un grand baquet en fer que nous transportions à deux quand il était plein, attentifs à ne pas trop faire osciller notre chargement. Manoeuvrer la pompe, de haut en bas, était le jeu le plus amusant qui soit, à chaque fois source de disputes. Il y avait la satisfaction d'arriver à un résultat certain après la fatigue ; la joie de voir l'eau surgir sur commande depuis les profondeurs de la terre. Le sens d'un geste important et notre désir d'en être les acteurs. L'eau n'était pas très fraîche et avait un goût douceâtre, pas très agréable. Mais cela nous la rendait plus précieuse encore.

Parfois il nous arrivait de voir les vaches sortir de l'étable pour aller aux champs ; lentes, grandes, solennelles, à quelques dizaines de mètres de nous. Si l'une d'entre elles tournait la tête pour nous regarder, nous entendant rire ou jacasser, nous commencions alors à les railler. Mais nous étions prêts à détaler et à laisser tout en plan. Moi qui étais le plus âgé, j'avais aussi un autre devoir matutinal : prendre la bicyclette et rouler sur le chemin de terre pour arriver jusqu'au passage à niveau. Là, en faisant attention aux voitures, il me fallait traverser le goudron de la route communale pour arriver chez un petit boulanger et lui acheter la pizza pour nous tous. L'aller était agréable ; l'esprit joyeux d'euphorie légère, l'air frais. Le vélo roulait tout seul sur la petite descente. Le retour était différent : la faux-plat de terre blanche, en montée, devenait difficile ; l'air plus chaud à cause de la fatigue ; le sac des pizzas accroché au guidon se balançait et cognait la bicyclette à chaque coup de pédale. Mais la tâche était importante, la récompense savoureuse.

Tout le reste c'était la mer. Peu de superflu : la mer, voilà tout. La mer fraîche où se baigner, le matin, à côté de la petite jetée en ciment, eaux peu profondes (impossible d'y plonger). Mer de roche, limpide. Simplement en explorer les couleurs était déjà joie, émerveillement, recherche et curiosité. Mer salée qui coule dans le nez et reste sur les lèvres, et qui une fois évaporée tire la peau et y trace de blancs dessins. Ne pas se faire mal sur les galets absorbait déjà la moitié de notre attention. Et puis explorer. Etre indépendant. Prises de risque de gamins qui n'iront pas trop loin, déjà satisfaits de cette première tentative. Ou bien les lignes, avec lesquelles passer des heures à pêcher assis sur les rochers, parlant bas parce que les poissons entendent. Sur les quelques mètres carrés de sable (l'unique petit nuage de ce paradis), organiser d'interminables courses avec les balles en plastique de couleur, à l'effigie des cyclistes d'alors. Les longues discussions pour décider si le coup était sorti ou pas. Si la balle était ou non, sur la limite de la piste. Quelque âpre querelle, toujours résolue en effaçant du pied la trace des limites, puis par un petit plongeon non prévu au programme.

Nous avions un vieux canot en caoutchouc toilé orange, avec deux rames en plastique, pour les expéditions de chasse aux poulpes. Un masque, pour voir sous l'eau. Mais pas aussi beau que celui de mon oncle, profilé celui-là, de la Mares, avec le caoutchouc noir et les lunettes cernées de plastique rouge. Les nôtres étaient une sorte de téléviseur à cadran unique, rectangulaire. Ils nous faisaient la tête grosse et lourde et ils prenaient l'eau parce que nos visages étaient petits, pas encore formés par les hormones. Cracher sur le verre intérieur, pour qu'il ne s'embue pas, était un geste de grand, à accomplir avec aisance, avant de le rincer. Nous utilisions un petit harpon, un trident, avec un long manche en bois. Nous pêchions comme aux temps primitifs, percevant cependant à chaque fois que nous tirions notre ligne, notre réelle incapacité. Pour cette raison les poulpes, qui sont plus lents. Mais il fallait de toutes façons temps et patience. A nous, assurément, enfants d'hier, ne manquaient ni l'un ni l'autre. A trente ou quarante mètres de la rive, l'eau redevenait peu profonde . Nous arrêtions là le canot et l'attachions à une vieille bouée d'amarrage toute rouillée. On attendait un peu et puis on commençait à chercher, en marchant, ou en nageant lentement sur le ventre, à fleur des rochers. Nos mouvements étaient lents pour ne pas effrayer les créatures. Souvent douloureux aussi, quand, ayant avisé une proie, l'équilibre immobile imprévu nous contraignait à demeurer sur un rocher pointu. Nos pieds nus, quoi que toujours égratignés, n'étaient d'aucune façon primitifs. Parfois nous nous blessions, et arrivaient alors les brûlures et les larmes. Et avec les soins, les reproches sévères et les moqueries des adultes. Des moments qui nous ont construits, quoi qu'on en dise. Peu de réussite. Prendre un poulpe était un succès. Deux pendant les mêmes vacances, un exploit. Gloire qui aurait duré jusqu'à l'été suivant. Ils accouraient tous, même les grands, incrédules. On en parlait tout le reste de l'après-midi. C'était impressionnant de voir la bestiole se contorsionner autour du petit harpon. Mais plus impressionnant encore, la voir être battue contre les rochers par les adultes, pour attendrir la chair. Mais au dîner, pour une fois, le premier plat à être servi était le tien, et non celui du père.

C'est justement sur cette même rive de galets, à quelques mètres de l'eau, là où débouchait le sentier, que vivait Palmiro. Il y habitait avec sa femme Maria dans une minuscule maison en pierres, juste assez grande pour les y faire tenir tous deux, à moins de cinq mètres de la mer. Une seule pièce au rez-de-chaussée, fourneau, table, garde-manger et desserte. Une échelle en bois pour rejoindre le lit sous les pans de tuiles. Une pergola à l'extérieur, orientée vers la montagne, à l'abri du vent. Et puis c'est tout. Je ne serais pas capable de raconter grand-chose sur lui ; quand on est petit les histoires des grands ne nous intéressent pas. Il était maigre. Il était grand. Vieux mais agile et fort. Le jour il travaillait dans une poudrière à Orbetello. Il partait tôt en selle sur sa Vespa orange. On le voyait rentrer à l'heure du déjeuner, quand le soleil brûlait, et que nous, nous attentions à l'ombre du portail, impatients de descendre à la mer. Son regard soucieux et fatigué devenait un sourire à notre adresse tandis qu'il se garait à côté des machines agricoles. Il avait les jambes longues et fuselées. Arrivé chez lui, il enfilait toujours un short très court, comme on les faisait alors, qui avait désormais pris sa propre forme et lui tenait lieu de seconde peau sur les hanches. Sur le short, un tee-shirt bleu, délavé par le soleil et les nombreux lavages. Il ne portait jamais de chaussures, d'ailleurs il les supportait mal le matin quand il était contraint de les mettre pour aller au travail. Il avait les pieds calleux et insensibles à force de marcher sur les rochers. Une petite semelle de corne s'était formée sous ses pieds. Jaune, très dure, épaisse de quelques centimètres, qui le protégeait de la douleur et des blessures. Nous autres enfants lui demandions toujours de pouvoir la toucher, émerveillés. Miro nous donnait une épingle et nous encourageait à la trouer, pour bien nous démontrer qu'il ne sentait rien. C'était quelqu'un de souriant. Il avait toujours une plaisanterie prête, et aussi des façons un peu brusques, mais seulement en apparence. Avec nous les enfants il était patient, et nous montrait les choses. C'est seulement aujourd'hui, en y repensant, que je perçois son côté réservé, et comment derrière le masque se cachait une personne qui vit simplement et parle avec la nature. Aujourd'hui, parce que je peux imaginer les hivers passés là, en pleine solitude, avec son épouse, le vent froid, et le bruit de la mer.

Il plaisantait souvent avec nous ; avec mon père et avec mon oncle ; avec Gigi le siennois, qui louait lui aussi une maison à la ferme. Au début de l'après-midi, nous nous retrouvions tous sous la pergola, devant chez lui, pour examiner et acheter son poisson, et puis pour bavarder. On faisait des prévisions sur le temps qu'il ferait, les auspices de la saison, des commentaires sur la beauté du lieu. Les femmes choisissaient le poisson. Les hommes buvaient du vin blanc, à température fraîche de la cave, ou le café. Nous, un sirop de menthe à l'eau, que nous préparait Maria. Parfois les conversations des grands devenaient polémiques, débats, mais elles se terminaient toujours par des grands rires et des gros mots. Parfois on les voyait se défier au bras de fer sur la petite table en bois toute usée, comme ça, juste pour jouer, alors que les femmes secouaient la tête en leur disant qu'ils n'étaient que des enfants. Nous, ça nous passionnait, et leurs visages devenus tout rouges sous l'effort nous faisaient rire.

Mais Miro, pour tous, c'était la pêche. La pêche et cette maîtrise ancestrale, acquise par tradition, que nous autres citadins observions avec admiration, mais sans trop vouloir le montrer. Nous écoutions ses histoires sur la petite baie, une époque où personne n'y venait, pas même en villégiature ; et puis la fameuse histoire de ce bar énorme, qui lui échappait toujours et dont plus personne ne croyait à l'existence désormais. Cette obsession du bar géant, qu'il avait sans cesse, donnait l'occasion aux adultes de se moquer de lui, même si c'était toujours avec affection. Cela rendait plus supportable à leurs yeux leur propre inexpérience de marin, confrontée à celle de Miro ; écart qui, en sa présence, les faisait apparaître encore plus empruntés et moins habiles. Lui en prenait ombrage et insistait : « Un jour ou l'autre vous verrez que je l'attrap'rai. » Quand ils s'éloignaient tous pour retourner au soleil, à leurs activités, ou à des jeux d'été, moi, je restais encore un peu avec lui, à le regarder préparer les lignes. Il me parlait alors un ton plus bas, et me posait ces questions simples que l'on pose aux enfants. Il me montrait les outils de son art. Il me répétait que le bar énorme existait vraiment. Et il promettait de m'emmener pêcher.

Ce fut par un après-midi étouffant, mer calme et vent faible, alors qu'il chargeait sa barque, que Miro demanda à mon père s'il pouvait m'emmener avec lui poser les filets. Mon père referma son journal ; il me regarda alors que j'étais en train d'assister aux préparatifs, puis acquiesça en souriant, à distance. L'instant d'après, incrédule, je me retrouvai avec la besace et le seau contenant les lignes entre les mains.

« Dépêche-toi, va. Avant qu'il ne change d'avis … Monte », me dit Miro.

Puis, alors qu'il retournait vers la maison ; « T'as déjà pris ton goûter ? »

Je fis signe que non de la tête.

« Très bien », répondit-il, « je m'en charge. On le prendra ensemble, au Scoglione. »

Et alors, de nouveau à l'adresse de mon père et de ma mère : « On revient à la tombée du jour », dit-il. « Je vous le renvoie pour le dîner. Le pull s'il fait froid, j'en ai un pour lui. »


Du départ, je me rappelle le moment de désarroi dû à l'émotion inattendue, et peu d'autres détails. La curiosité, pouvant être cette fois à l'intérieur de la barque, toujours vue de l'extérieur. Les bancs durs, en bois, qui bordaient les côtés du cockpit, et le dos qui fait un peu mal quand on s'y appuie. L'odeur puissante, mélange de mer et de combustible, de la sentine, où l'huile dessine des couleurs dans la flaque stagnante noirâtre. Le réservoir rouge et gras du gazoil, d'où arrive un son de remous métallique. Les gestes de Miro, toujours les mêmes, rapides et efficaces, pour dégager la barque et partir. Enfin le vent et la côte lointaine, le sens de douce liberté du glissement sur les vagues ; les longs et délicats tangages. La fumée de la cigarette de Miro, qui s'envole rapidement par la bouche et le nez, et se dissout dans l'instant. Le bruit constant du moteur, qui ne s'éloigne pas. Pas même quelque bavardage. Et un frisson de joie : j'étais seul, loin des miens, à la pêche.

Le Scoglione était une petite île de roches très foncées et coupantes, érodées par le vent et par l'eau ; il était situé dans le coin le plus reculé de la petite baie, à une centaine de mètres de la côte. Nous y arrivâmes en une vingtaine de minutes. Une fois l'ancre jetée, Miro ouvrit la besace et en sortit une miche de pain sans sel, un citron et un couteau de cuisine avec le manche en plastique jaune. Il les posa sur le banc et me dit : « Moi je t'apporte le goûter, et toi tu le prépares. » Puis il se leva. « Je te montre. » Il descendit dans l'eau peu profonde, qui lui arrivait à la ceinture ; il regarda autour de lui et se pencha pour ramasser quelque chose. Quand il revint au bord de la barque, il tenait dans ses mains deux oursins noirs et brillants comme l'encre. Il tendit ses mains calleuses et me les montra.

« Si tu fais attention, tu verras qu'ils bougent. Regarde bien. »

Les piquants, en effet, bougeaient. Lentement, d'avant en arrière.

« T'as vu ? Ils sont vivants, eux aussi. Tu sais comment on les ouvre ? »

« Non », répondis-je.

« Je te montre », fit-il, remontant dans la barque.

Il prit le couteau et, tenant dans sa main ouverte un des oursins, il commença à donner des petits coups de lame tout autour, le long de la ligne équatoriale de la coquille calcaire. Peu à peu l'oursin s'ouvrit en deux, laissant apparaître à l'intérieur la pulpe orange disposée en rayons.

« Voilà », dit-il, « tu y fais tomber deux gouttes de citron et tu attrapes tout avec le pain. Essaye. »

Il me tendit l'oursin ouvert et prêt.

« Moi je descends », poursuivit-il. « J'en rapporte un peu. Et ensuite on posera les lignes et les filets. Mais toi qui restes là à les ouvrir, fais attention de ne pas te trouer les mains, hein ? Sinon je vais l'entendre ta mère. »

Je travaillai avec soin, en faisant attention, posant les oursins ouverts sur le coffre du moteur. Nous les mangeâmes en silence. Seulement à la fin, alors qu'il fumait, Miro me dit : « Ca t'a plu ? Fameux hein ? Maintenant on pose les filets. »

Une fois l'ancre remontée, nous déplaçâmes légèrement la barque. Ainsi, une fois choisi le lieu adéquat, Miro me laissa à la barre et s'occupa des filets, il les levait puis les laissait retomber doucement sur la mer, peu à peu. Ensuite, il reprit la barre et accéléra. Il s'éloigna des filets ; il contourna le Scoglione et s'arrêta de l'autre côté. Il mit entre nous le bocal aux asticots et me tendit une ligne.

« Avant, pourtant, tu mets ton pull, qu'je n'voudrais pas qu'tu prennes un coup d'froid. »

Nous enfilâmes des têtes coupées de sardines sur les hameçons dont le bocal était rempli, et quand tout fut prêt, il me dit de jeter ma ligne.

« Laisse la aller jusqu'au fond, jusqu'à ce qu'elle prenne appui. Ensuite, en tirant légèrement par petits coups, tu la déplaces lentement ; mais légers hein ? Tout doucement. Comme si elle était vivante et tranquille. »

Tandis que nous placions les lignes, il jeta des petites miettes de pain au raz de l'eau. « Ca attire les petits poissons, et les petits poissons attirent le bar... et nous on attend. » Puis il s'assit sur l'autre bord et se tut.

Je ne savais pas si je devais croire à l'histoire du bar géant. Miro avait toute mon estime d'enfant, toutefois je percevais moi aussi une sorte d'exagération dans ses récits. Cette hyperbole que j'aurais pu définir plus tard romantique, et que mes parents et mon oncle décrivaient alors en tant que nécessité vivifiante dans cette vie de pêcheur sans grands divertissements, ainsi auréolée d'une petite gloire estivale qu'il recueillait auprès de nous, les vacanciers.

Le soleil tombait et l'eau devint rapidement plus sombre. Je commençais à avoir des frissons malgré mon pull. Mais je ne dis rien. Je tirai consciencieusement le fil de nylon avec une main, tenant de l'autre le morceau de liège. Au bout d'un moment, je sentis une légère tension du fil. Comme une petite résistance. Je continuai à tirer par petits coups légers, plus distants les uns des autres, et la tension se répéta. Au troisième petit coup de poignet, je tirai de façon plus décisive, mais le fil m'arriva alors léger, sans poids. Je le récupérai et vis que les deux hameçons étaient vides. Miro se retourna quand il entendit mon mouvement et murmura tout doucement : « Il t'a eu. C'est lui qui a gagné. » Et, un instant après, toujours à voix basse : « Allez, ne te décourage pas. Garnis ton hameçon et recommence. Encore cinq minutes et puis on s'en va. »

J'en étais là à replacer les hameçons, quand Miro lança un cri, et en même temps se mit debout tirant des deux mains bien haut au-dessus de sa tête le fil de nylon : « Le voilà ! Je l'ai pris ! Je t'ai pincé, bon Dieu, un sacré morceau ! » La barque balançait dangereusement et je dus m'accrocher au bord pour ne pas glisser au fond. Miro, pendant ce temps, tirait et jurait ; il relâchait un peu, prenait son souffle, puis tirait et jurait à nouveau, récupérant peu à peu la ligne avec toute la force et la précaution nécessaires pour lutter contre la proie, et éviter que le fil ne s'accroche sur les rochers, et ne se casse. Le remue-ménage dura moins d'une minute, je peux le dire aujourd'hui. Mais alors, il me sembla durer très longtemps. A la fin, penché légèrement par-dessus bord et les bras tendus, Miro tira dans la barque sa proie en lui faisant décrire un rapide arc-de-cercle dégoulinant, dans une ultime imprécation.

Le bar atterrit lourdement sur le fond du gozzo, juste à mes pieds, et continua à se débattre et à s'agiter furieusement. Il était énorme, long d'environ quatre-vingts centimètres, et très puissant. Il luttait pour sa survie, indomptable, à force de coups violents et obsessionnels qui résonnaient aussi sombres que le glas, alors que Miro tentait de le saisir et de le maintenir étendu sur les planches, du pied, et des mains. J'assistais à ce moment, pétrifié, dans un mélange d'euphorie et d'horreur, le souffle court, comme dans l'effort. L'émotion de la mort et du triomphe luttaient en moi, et se nouaient dans ma poitrine, alors que de mes mains serrées j'étreignais le bord de la barque de chaque côté du corps. Peu à peu l'énergie du poisson diminua. Les coups devinrent plus lents, moins énergiques. Ils s'arrêtèrent. Puis ils reprirent, puissants, dans un ultime spasme de lutte qui m'épouvanta. Miro ne parlait plus. Il respirait fortement, par le nez, et il maintenait le poisson. Nous restâmes ainsi, jusqu'au dernier sursaut. Puis, je levai lentement le regard vers Miro, et lui leva la tête vers moi, penché qu'il était à maintenir sa proie. Son visage s'éclaira d'un sourire rayonnant et un peu fou. Moi, je commençai à pleurer en silence tout en le regardant, et tout de suite après à rire, toujours en silence, tandis que je sentais les larmes couler sur mes joues, essayant de dissimuler l'émotion violente qui m'avait envahi. Miro attrapa un gros morceau de toile noirâtre de dessous un banc, et couvrit le poisson afin qu'il ne s'échappe pas dans un éventuel soubresaut ultime . Puis il s'avança vers moi, me prit la tête entre ses mains calleuses, et posa ses lèvres sur mon front, avec cette délicatesse-là que seule la force peut exprimer : « Je l'ai pris bon Dieu », murmura t-il. « Nous l'avons pris, foutue Maremme. Nous l'avons pris, tu comprends ? » Puis il se mit debout dans la barque et se retourna pour regarder le coucher du soleil. Il porta une cigarette à ses lèvres, l'alluma, et la fuma calmement, totalement immobile, jusqu'à la fin.

Il reste une photo de cette fin de journée, faite au flash. On me prit sous la pergola, alors que je tiens le bar par une branchie, et que je le montre dans toute sa longueur, aux côtés de mes onze riantes années. Sur mes épaules les mains de Miro, penché derrière moi ; son sourire bronzé à côté du mien.

Ce fut mon dernier été là-bas.

Je n'avais pas encore lu Hemingway.



mardi 25 mai 2010

Un songe, une idée





Un songe, une idée
(hommage à Cesare Pavese)


Scribe - « Ce sera le soir obscur et sans bruit aucun …
Alors que je pénètre le silence d'instinct
j'entends une complainte de Muse invoquer
aide du poète... »

Hésiode - Pourquoi ces vers ?

Scribe - … Qui est là ? Qui es-tu ?

Hésiode - Je suis un songe ; ou un homme. Je suis une Idée … Peu importe. Pourquoi ces vers ?

Scribe - J'étais absorbé par mon humble tâche : j'aime les lettres et je les cultive du mieux possible. J'ai perçu un vide désolant ; une Absence. Je cherchais à condenser en vers le sens de ce vide, et la hauteur de l'Inspiration. J'ai imaginé le découragement des dieux, la solitude qui est la leur aujourd'hui ; le chant mélancolique d'une Muse qui cherche une écoute auprès d'une humanité absente.

Hésiode - C'est vrai, autrefois l'homme regardait vers le ciel. Il lui était nécessaire de comprendre quel était l'exemple, quel était le modèle ; quelle était l'inspiration à suivre, pour s'orienter dans le mystère de l'existence. Je rencontrai ma Muse. Je me souviens, elle me dit qu'elle aimait se tenir où vivent les hommes, pourtant un peu à l'écart, sans chercher quiconque en particulier, conversant seulement avec qui sait parler. Hélas il n'en est plus ainsi, comme l'affirment tes vers avec justesse. Aujourd'hui ce sont les Muses qui s'essoufflent dans leur quête de l'homme, mais celui-là même qui hier les invoquait, désormais les ignore, affairé qu'il est à faire commerce de la douleur.

Scribe - Pourquoi viens-tu ici me dire ces choses ?

Hésiode - J'ai entendu ta plainte errer dans les limbes. J'ai cueilli le sens de tes pleurs, pour la poésie bafouée, pour la loyauté à l'écrit méprisée ; ta peine pour les hommes ignorants du sens de leur vie ; ta douleur pour la mort des poètes suicidés. Mon ultime espoir s'est alors ranimé.

Scribe - Est-ce que tu veux dire que quelque chose peut encore rompre le cercle de la bêtise et de l'avidité humaines ?

Hésiode - Non. Rien ni personne ne peut le faire. Seul l'homme lui même peut décider d'interrompre son propre jeu mortel. Seul l'homme peut s'arrêter et comprendre. Mais, à ce moment-là, il devra trouver quelqu'un qui lui fera souvenir que la vie est modèle. S'il ne rencontre que le vide, il ne pourra que reprendre son jeu.

Scribe - Comment mon humble métier peut-il affiner une voix et la rendre telle que les hommes daignent l'écouter, si j'ai bien entendu ta requête ?

Hésiode - Invoque les muses ; parle avec elles, toi, qui le peux encore. Fais que les aspirations les plus hautes te guident. Ne te laisse pas décourager par l'humanité, mais laisse-toi exalter par les dispositions humbles de l'homme, les seules qui sachent atteindre le sens des dieux. La fatigue de ton apprentissage silencieux sera la mesure avec laquelle tu seras jugé. De cette façon le sacrifice du poète ne sera pas vain.

Scribe - Mais dis-moi : si l'âme et la plume voudront bien soutenir ma tentative, par où donc commencer ?

Hésiode - Je te confie le conseil qui me fut alors donné : Essaie de dire aux mortels ces choses que tu sais.





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mercredi 14 avril 2010

Détente du ressort




Détente du ressort


J'aimerais retourner, ne serait-ce qu'un instant, dans la maison paysanne de montagne où je passais enfant de longues vacances d'été insouciantes. Comme alors, m'asseoir dans le grenier, dans la pénombre de la lucarne pendant l'orage, et jouir du fracas joyeux de l'eau sur les tôles ondulées du toit.
Une fois la pluie arrêtée, alors que le parfum intense des vieux meubles oubliés et des sacs de grains se mêle à l'odeur de terre humide et à la respiration lourde des arbres gorgés d'eau, me délecter du son des derniers gargouillis de l'eau qui tombe des gouttières. Ecouter le retour progressif du silence, l'entendre se répandre à nouveau, et se rompre seulement au grondement de quelque tonnerre lointain.
Souvenirs fanés, de jeunesse, réminiscences âpres et déchirantes de ces moments de vie traversés en toute inconscience joyeuse, expectatives lointaines, et innocentes, petites joies perdues, attentes trépidantes et espérances ignorantes surgiraient alors peut-être, par enchantement, des croisements disjoints du carrelage, et se mettraient à danser autour de moi à m'en faire perdre le souffle.
Tout du moins jusqu'au moment où, à l'improviste, un appel familier, peut-être lui aussi surgi de ces mêmes souvenirs lointains, ne me pousse, détente du ressort, à regarder ma montre.



lundi 1 mars 2010

Des hommes et des choses





Des hommes et des choses


Il nous arrive rarement d'avoir à disposition quelques heures de réelle liberté. Je ne fais pas référence ici à ces moments souvent sacrifiés, souvent différés, que nous isolons avec ténacité, que nous répartissons parmi les obligations de la journée, afin de pouvoir nous dédier au sport ou à d'autres distractions. Je pense plutôt à ces situations accidentelles, à l'occasion d'un rendez-vous annulé, ou dans l'attente de celui qui va suivre, moments où l'on se trouve alors forcé à l'inactivité ; où l'on a l'occasion d'improviser. Réellement libres. Quand cela arrive, nous sommes souvent troublés, désorientés par cette potentialité soudaine, gâchant parfois tout ce laps de temps à la recherche de quelque chose à faire. D'autres fois, nous sombrons dans des tourbillons de pensées, réflexions qui naissent légères et aériennes au sein de l'oisiveté inattendue, mais qui deviennent ensuite plus graves, quand elles retrouvent la hâte à laquelle nous ne savons pas échapper ; ou bien naissent-elles sombres, en raison de la fatigue, habituellement ignorée, et dont on prend alors conscience. Plus rarement nous arrive t-il de faire le bilan sur nous-mêmes, sans aucune excuse possible qui pourrait justifier notre distraction ; ou notre superficialité toujours affairée. Plus rarement, il peut aussi nous arriver de nous demander avec stupeur si ce laps de temps offert est réellement le fruit du hasard. Il nous semble en effet que ce temps suspendu, à ce moment précis de notre existence, trouve sa raison d'être par un curieux jeu du Destin ; en tant que bond nécessaire pour mûrir ; ou en tant que simple, mais alors inquiétante, coïncidence.

Après avoir expédié quelques affaires du côté de Colleferro, hier, je rentrais en voiture vers Rome. C'était une belle matinée au soleil printanier. Dans l'air, une chaleur affirmée, la première de la saison ; presque excessive au regard de l'hiver qui avait pris ses habitudes. La lumière intense blessait agréablement le regard de couleurs pleines, gorgées du réveil de la nature, denses, malgré les prés encore brunis par la rigueur de l'hiver, et les arbres presque nus, ou à peine parsemés de quelques bourgeons. De façon inespérée, j'avais réussi à accomplir tout ce que j'avais à faire en moins d'une heure. J'avais à ma disposition le reste de la matinée et l'intervalle du déjeuner pour jouir du premier soleil ; pour conduire lentement (le bras au-dehors et la main jouant dans l'air) ; ou pour déguster un café assis à une table, observant le passage et feuilletant le journal, plutôt que de l'avaler debout, rapidement, ingurgitant la caféine nécessaire à maintenir l'élan. Ainsi, ayant dépassé les Pratoni del Vivaro, je décidai de dévier vers Frascati. Je souhaitais revoir, sur la via Tuscolana, la maison qui fut l'habitation de mes grands-parents, et son immense jardin dans lequel je passai les longs étés magiques et les innombrables fins de semaine de mon enfance. Il y a environ trente ans.

Il s'agit d'une grosse bâtisse propriété de l'Italgas, entourée d'un grand parc aux parterres d'arbres fruitiers et de fleurs cultivées, sur le côté duquel, dans une enceinte formée de pins maritimes, était situé un immense réservoir de gaz. Un gazomètre. C'était le gazomètre qui présidait à la fourniture du gaz domestique de tous les Castelli Romani, raison pour laquelle chaque jour, au temps de mon enfance, je voyais s'activer, dans les allées du parc, le personnel de service et les véhicules automobiles de l'entreprise. Le soir, ces véhicules étaient garés sous un grand hangar vert, côté sud du mur d'enceinte. Les ouvriers arrivaient tôt le matin. Ils étaient en tout quatre ou cinq, et ils finissaient leur journée à deux heures de l'après-midi. A tour de rôle l'un d'entre eux restait disponible pour les urgences et les réparations de secours. Bien plus tôt que les ouvriers, habituellement à cinq heures du matin, le jardinier arrivait pour prendre son travail, employé permanent pour l'entretien des pelouses et des plantations. Il y avait aussi un chien, un gros caniche noir du nom de Blèk, et plusieurs chats qui attendaient souvent ma grand-mère devant le portail d'entrée de la maison. Dans quatre grosses cages adossées au mur d'enceinte, pas très loin du hangar des véhicules automobiles, un certain nombre de poules et d'oies engraissaient leur brève existence et fournissaient les oeufs frais et la viande. Le parc confinait à l'est avec un champ en friche de cinq hectares appartenant au domaine, au centre duquel se trouvaient quatre gros réservoirs de gaz, lequel était envoyé là depuis Rome, zone portuaire fluviale, afin de desservir toute la région des Castelli. A l'intérieur de la maison, dans l'immense salle vitrée qui occupait pratiquement tout le rez-de-chaussée, de gros robinets en fer aux grandes manettes rondes servaient à diriger et à réguler le débit de gaz dans les conduites.
L'habitation du responsable, mon grand-père, était située à l'étage au-dessus.

A mes yeux d'enfant, le parc soigneusement entretenu qui entourait la maison, représentait l'univers tout entier. Sa superficie de plus de cinq mille mètres carrés m'appartenait dans ses moindres recoins, et palpitait pour moi de vies cachées et d'aventures jamais racontées, se succédant sans cesse et interminables dans leur simplicité enfantine. L'enfant que je ne suis plus courait souvent sur ces allées, poursuivant sa soeur à coups de poignées de pétales de roses (on trouvait là d'innombrables fleurs, bien soignées, et de toutes les couleurs) ; ou bien il jetait en l'air des coups de sabre, armé de tiges de lys coupées dans un massif pas très éloigné de la maison. En silence, il poursuivait les lézards, imaginant la sinuosité de leurs cachettes au creux des fissures chaudes du mur d'enceinte ; ou encore il attrapait des grillons, et des sauterelles, les nourrissant ensuite de roquette sauvage, cueillie dans le champ adjacent. Il pédalait des kilomètres à bicyclette, montant et descendant les allées, tantôt imaginant des courses motocyclistes, tantôt à la poursuite de bandits improbables, tombant parfois et laissant de consistants lambeaux de genoux sur l'irrégularité pavée des sampietrini. Il observait fasciné les postures des chats à l'affût, quand ils se préparaient à capturer un moineau, ou un lézard. Très fier, il aidait le jardinier à déplacer le tuyau d'arrosage entre les rangées du potager, demeurant ensuite immobile, sous le charme, à observer la rigole d'eau rejoindre le chemin jusqu'à l'autre bord ; ou il participait à la cueillette quotidienne des légumes pour le déjeuner et le dîner, puis montait heureux les escaliers qui menaient à la maison, le panier rempli de trophées. Souvent, pendant les heures silencieuses de l'après-déjeuner, il tapait dans un lourd ballon de cuir dégonflé, le faisant battre bruyamment contre le rideau de fer de la remise, où son grand-père tenait jalousement à l'abri sa Seicento flambante. Parfois, il s'aventurait en cachette entre les structures métalliques du gazomètre, les échelles, les plate-formes et les boyaux de circulation nécessaires à la vérification, endroits qui d'habitude lui étaient interdits en raison de leur dangerosité. Ou bien encore, il s'asseyait furtivement au volant des camionnettes et des fourgons, sous le hangar, inventant des dispositifs d'agent secret dans l'odeur intense de la graisse de mécanicien qui envahissait l'habitacle. Il suivait les écarts improvisés, aboyés, du chien Blèk, quand celui-ci avait envie de jouer. Ou bien c'est lui qui allait le trouver si, en raison de la chaleur estivale, Blèk se reposait, guettant toujours le son des battements de queue qui frappaient alors régulièrement le bois de la niche.

En été, il participait au rite collectif de préparation des conserves de tomates, profitant de la surexcitation des adultes pour dérober en cachette une louche de jus épais, tout juste pressé, puisant dans la grosse marmite près de la centrifugeuse, et sans oublier de l'assaisonner de sel et d'une feuille de basilic frais ; ou encore il se rassasiait à plaisir de fruits frais, grimpant sur l'un des nombreux arbres qui distribuaient l'ombre sur les grandes chaleurs de l'été du parc. Le choix était vaste : cerises, poires, pommes délicieuses, rainettes, pêches, abricots, amandes, noix, noisettes, kakis ( les « Dieuespère » comme il fallait dire alors ), oranges, mandarines, clémentines, citrons, figues et pignons. Parfois il pillait le grand potager, où poussaient vraiment tous les biens du bon dieu. Quand il avait soif, si septembre était encore étouffant, outre les jets d'arrosage des parterres et du potager, outre les fontaines et leurs vasques rectangulaires en pierre, il pouvait librement cueillir une grappe de raisin pesante de la pergola. Ou alors avancer vers le poulailler et trouver en petite quantité, mais de belle qualité, quelques grappes de raisin pizzutello. Si réellement il voulait satisfaire un caprice, et comme il en avait le temps et la possibilité, à côté des compresseurs, près d'un buisson de mûres grasses comme des mandarines, il allait picorer, sur un petit cep de muscat sauvage, quelques grains blonds et doux comme jamais plus il n'aurait encore l'occasion d'en goûter de toute sa vie.

Absorbé par ses occupations, l'enfant apprenait le langage des couleurs, dans les contrastes diffus de la lumière, découvrant la transparence délicate du vert entre les feuilles de noix, au petit matin ; séparant les tendresses moelleuses du violet des glycines, pétale après pétale, à la recherche du coeur sucré de la fleur ; observant les abeilles piquer les petites inflorescences du romarin, timidement bleu azur, dans le vert impérieux, et brillant ; s'enivrant du rouge velouté des buissons de roses ; se protégeant les yeux de la blancheur des lys ; ou s'agaçant d'orangé avec les « dieuespère » ; se confondant de bleu, et de bleu clair, et de rose et de blanc, dans les rondeurs impressionnistes des grosses fleurs d'hortensia, ou encore interrogeant le jaune pulpeux des pêches, sous les petits morceaux humides de peau brunie. Cet enfant là possédait , de par sa sensibilité aigüe, attentive et inconsciente, la plus grande et la plus inestimable des fortunes qui seraient celles du siècle à venir : apprendre à distinguer, parmi les bruits calmes et tranquilles de ses jeux et de ses réflexions, la respiration sublime de la nature et des oeuvres du Créateur. Respiration dont il ne se serait plus jamais séparé, pour la sentir courir dans ses veines, et rejaillir avec exubérence au seul changement de saison, quand les parfums et un certain frémissement de l'air t'appellent à la vie.

Voilà, hier matin, l'enfant que je fus a décidé de retourner sur ce lieu, bien qu'il le sache désaffecté. L'évolution de la technique a rendu désormais inutile le service que dirigeait, à l'époque, son grand-père. Perdu dans ses pensées, conduisant de façon distraite dans les embouteillages agités des Castelli, il a cherché, et a retrouvé, l'allée sinueuse qui mène à l'habitation, à la sortie du village ; au bout de celle-ci, le lourd et très haut portail de l'entrée, au vernis originel vert d'eau désormais écaillé, jamais rafaîchi au fil des ans. Qui plus est, découvrant que le portail était seulement fermé par un simple tour de fil de fer, il l'a rouvert. Et il est entré pour se chercher.

La mélancolie prévisible à laquelle il s'était en quelque sorte préparé, s'est changée en douleur puis en désespoir, à la vue du massacre perpétré par le temps, et par l'incurie coupable de l'homme. N'étant plus entretenu depuis 1972, année où son grand-père partit en retraite, à l'abandon de façon inexpliquée, le parc merveilleux demeure désormais à la merci du hasard, transformé en fantôme de ce qui fut l'expression du savoir-faire de l'homme. Les allées de porphyre ont partiellement disparu sous un sédiment tenace de terre, apporté par le vent et les eaux de pluie, sur lequel a germé l'herbe sauvage. Face à la maison, sur le versant nord du mur d'enceinte, disparue la longue cascade de glycines vivante d'abeilles, insolent, trône un lierre aux feuilles épaisses et aux ramifications coriaces qui, ici et là, ont même attaqué le mortier et le ciment. L'enceinte de pins, désormais élevés, malades et plus très jeunes, persiste, entourant le berceau vide de son immense gazomètre, aujourd'hui rempli par mètres cubes de détritus et d'immondices. Avec les pins, résistent aussi le noyer, sur le côté du portail, les vestiges du grand cerisier, mort étouffé par des kilomètres de lierre en spirales serrées, et les deux « dieuspère » totalement secs. Et aucun arbre de plus. Certainement transportés dans un autre jardin ; peut-être volés, par ceux-là qui se sont succédés au fil du temps pour le gardiennage des quelques structures restantes, les arbres ont disparu. Leurs branchages gonflés de vie ne sont plus là à gêner le regard, qui désormais voit tout l'espace alentour, libre de mesurer la seule désolation. Et les fleurs ne sont plus là. Excepté quelques petits pieds de rosiers tenaces, ici et là, un unique rejeton d'hortensia agonisant et décomposé, et l'impertubable austérité du romarin, il a disparu ce tissage de haies multicolores qui entourait et garnissait la géométrie des parterres. Parterres qui demeurent tels seulement en vertu d'une bordure de ciment, non plus moelleux de gazon et de trèfle, mais éteints d'une herbe jaunâtre, sèche, assoiffée et obstinée.

L'esprit vide, l'enfant a passé en revue ses souvenirs. Il a marché sur ses propres pas, regardant et touchant les ombres, entendant les sons. Disparues les vasques de pierre, dans lesquelles il lavait les fruits, ses mains et ses écorchures ; disparue la gamelle pour l'eau du chien, et ces fameux lapements si lourds ; disparus les paniers d'osier tressé, recouverts de feuilles et remplis de fruits ; disparu le chant du carillon, qui annonçait quelqu'un à l'entrée et interrompait les jeux ; disparu l'enchantement des étincelles de fer, qui jaillissaient des meules sur l'établi de l'atelier ; et les appels de son grand-père, désormais mort avec ces années, et aussi ses chers sourires, affectueux, sages et discrets. Disparu tout cela, jusqu'aux petites araignées rouges du marbre, sur les colonnes carrées du grand porche, des heures entières à suivre leurs détours, dans la canicule épuisante des étés.

Inquiet, mais malgré tout curieux, l'enfant a ainsi voulu essayer d'entrer pour visiter la maison. Il n'a pas été étonné quand, en poussant le portail, il l'a senti céder, et s'ouvrir, affaibli par les ans. Et même, il a presque retrouvé un peu d'espoir. Mais ce dernier s'est bien vite changé en une grimace au souffle figé, à peine a t-il pu entrer et regarder à l'intérieur ; quand il s'est aperçu qu'une grosse plaque du plafond s'était détachée, se brisant en mille morceaux répandus sur le grand escalier qui mène à l'étage supérieur ; quand, ayant monté avec précaution ces marches qu'il avait dévalées à grands sauts, il a reconnu la chambre où il dormait, mais a trouvé les murs vides des ombres de meubles inconnus ; quand, au fond du couloir, il a recherché le charme d'un vieux téléphone de bachélite noire, accroché au mur, mais a seulement trouvé les trous des emplacements des crochets qui le maintenaient ; quand il a pu voir la petite cuisine, tristement vide, et qu'il a cherché en vain cet étrange panier tout rond fabriqué en fils de fer, clairsemés et robustes, entrelacés, arrondis dans les règles de l'art, où étaient déposés les oeufs tout juste ramassés. Poussé par un dernier scrupule, il a aussi voulu voir la salle à manger qui, en ces temps là, accueillait les réunions dominicales chaleureuses et effervescentes. Il y a cherché les voix et les bruits, les odeurs et les lumières ; il a retrouvé, perdues au fond de sa mémoire, les soirées d'hiver, où, seul alors avec son grand-père, il se faisait raconter les histoires d'une vie faite de petites choses réelles, et de grandes illusions.

La tête basse, l'enfant a alors renoncé. Après un ultime regard embué, il est descendu, prêt à partir. De nouveau à l'air libre, il a remarqué la porte entrouverte de l'entrepôt, et mécaniquement, pensant déjà aux différentes choses à faire à son retour, il s'est avancé pour jeter un oeil. Là, enveloppé par la pénombre, seul meuble encore présent dans la maison, loin de la pièce adjacente à l'immense salle vitrée, où il se souvenait l'avoir vu, là, lui est apparu le bureau de son grand-père, avec son grand écritoire noir administration, blanchi par la poussière ; vide de sa lampe et de ses crayons ; vide de son papier millimétré et de ses attache-lettres ; vide de ses tubes de colle et de ses règles.

Là, assis, les lunettes sur le bout du nez, un sourire doux sur le visage, son grand-père l'attendait, absorbé par dieu sait quelles pensées.
«Grand-père? … Grand-père ! Qu'est-ce que tu fais là ?»
«On m'a dit que tu serais passé et je suis venu rafraîchir mes souvenirs. Cet endroit me semble toujours si désolé à moi aussi, de même qu'à toi, aujourd'hui. Mais ta présence, maintenant, me le rend à nouveau vivant. J'ai bien fait de venir. En t'ayant vu te promener dans le parc, et en te regardant, mon petit, je ne vois plus que tout tombe en ruines, et je ne suis plus triste de tout ça ; au contraire, mon âme se gonfle, et je me remplis de joie en pensant à toutes ces choses merveilleuses, riches d'espoir, que nous avons réalisées quand nous étions ici, ensemble. Tu vois, Paolo, ce que nous oublions tous, un jour ou l'autre, c'est que la vie est belle seulement si l'homme l'envahit de tout son être, avec toute l'habileté de son esprit. Autrement, il ne s'agit plus que d'une lutte triste, sans répit, quotidienne, éternelle, éternellement perdue...»

C'est à ce moment que l'enfant, pour la première fois, s'est tourné vers moi et m'a regardé :«Pars, toi - m'a t-il dit doucement - Moi, je reste. Grand-père doit finir de me raconter une histoire qui parle des hommes et des choses».


samedi 16 janvier 2010

A nos amours




A nos amours


Elle vivait seule, dans cette bonne ville d'Amiens, la jeune fille aux yeux verts et au regard profond. C'est ce que raconte un médecin anonyme, dans un manuscrit rédigé sous forme de journal, aux alentours de l'an 1498. Il interrompt ses notes sur les maladies et les remèdes pour rendre compte de l'événement, un petit fait divers qui semble aujourd'hui prendre tournure de légende moderne.

La « jeune femme toute seule », comme on la trouve nommée dans les carnets, habitait un hameau constitué de quelques corps de ferme, à la sortie de la porte de Beauvais, un peu au-delà du fossé des murs défensifs, sur les hauteurs qui s'élèvent doucement au sud de la cité. On ne savait rien de son histoire, ni de ses origines. La seule certitude, au-delà des bavardages, est qu'elle n'était pas originaire de la région.
Elle était arrivée très jeune à la ville, longtemps auparavant, pendant la fête de Pâques, alors qu'elle voyageait avec sa famille , chrétiens venus en pèlerinage à Notre-Dame d'Amiens, imposante cathédrale. Le maréchal-ferrant Cauvin s'en souvient parfaitement, est-il noté dans les carnets, qui la remarqua quand le petit groupe fit halte dans sa boutique pour faire réparer la boucle d'une ceinture. Il est noté que son seul bien, à ce moment-là , était une petite chèvre, et que, quand sa famille partit, elle offrit alors ses propres services et l'animal, à un couple de vieux paysans sans enfant, les Baudelot, en échange de leur protection, et du logis. Ou ce fut peut-être la famille elle-même à la confier aux paysans afin qu'elle ait une existence plus sûre que la vie nomade à laquelle sa mystérieuse solitude semblait l'avoir prédestinée.

Le marchand Baudelot, pour tous « l'âne », et sa femme Jeanne étaient gens honnêtes, mais bourrus et renfermés. Lui, taciturne, dur à la limite de la violence ; elle, soumise au mari et à la pauvreté. Ils menaient une existence austère en marge de la société et des autres habitations. Ils cultivaient leur propre potager dans un carré de terre derrière la maison, et, depuis toujours, quelques champs de blés et cultures maraîchères pour un seigneur du lieu, comme tant d'autres dans leur condition. Ils possédaient quelques chèvres et un boeuf. Ils les logeaient dans une petite pièce, adjacente à la maison, où vivaient aussi les poules, qui, d'après ce que l'on peut lire, étaient libres d'entrer et de sortir dans l'habitation, ce qui ne manquait pas de laisser une odeur de fumier et d'incurie. Ils se rendaient à la ville environ deux fois par mois, toujours ensemble, toujours mal vêtus, et courbés sur leurs propres squelettes, derrière un chariot tiré par le boeuf. Ils portaient le froment à moudre à l'un des quatorze moulins disséminés le long des canaux de la Somme, le fleuve qui traverse Amiens, juste aux pieds de la cathédrale, dans la zone des hortillonnages. Ils vendaient quelques productions tirées de leur potager et de leur élevage – herbes et fromages soustraits à leur propre consommation – au marché fluvial. Parfois ils les laissaient en gages au meunier, qui se chargeait de les distribuer, ou bien celui-ci les gardait pour lui-même et déduisait alors le montant dû des frais de meunerie, petit commerce souterrain et invisible qui permet de supporter une vie de privations. Ils ne s'arrêtaient que le temps nécessaire. Ils parlaient rarement avec quelqu'un. Encore plus rarement s'attardaient-ils pour des achats, ou entraient-ils pour se désaltérer dans l'une des nombreuses tavernes bruyantes implantées ici et là dans les rues étroites et grouillantes de monde de la cité. On ne les voyait pas non plus au moment des festivités de saison sur la place, ou pour les fêtes religieuses. Quoi qu'il en soit, dans tous ces déplacements, ils n'emmenaient jamais l'enfant avec eux, à qui ils laissaient les tâches les plus dégradantes : le nettoyage de l'étable et des animaux, la traite, le ramassage du bois pour l'âtre, la lessive, l'entretien de la maison.

Tant que les deux vieux réussirent à maintenir cette façon de vivre , l'enfant resta confinée à la maison, à leur service, quasiment invisible aux yeux de tous. Les voisins eux-mêmes disaient ne pas l'avoir rencontrée, parfois pendant plusieurs jours d'affilée, à cause de sa façon d'être, preste et silencieuse. Et puis, comme il advient fatalement, l'âge et la maladie des deux vieux suivirent aussi le cours de l'histoire. Un matin, Jeanne ne se leva pas du lit en raison de fortes douleurs au dos et dans les os. Les cataplasmes chauds de pulpe de courge et d'herbes médicinales enveloppés dans une étoffe de lin, ou bien encore les décoctions, furent inutiles, uniques remèdes adoptés – note le médecin – en raison du manque d'argent. On ne recourut pas non plus aux prières, ou aux dévotions, à ce qu'on peut en savoir, les deux vieux marchands n'ayant jamais démontré aucune forme d'attachement à une confession religieuse. La femme s'éteignit en quelques jours. Le vieux Baudelot obligea alors la jeune fille à assumer les tâches qui étaient celles de son épouse, en plus de ses propres travaux habituels. Ainsi, on les vit ensemble dans les champs, ou par les rues d'Amiens, derrière le chariot chargé de leurs produits à vendre. Ce fut alors qu'on s'aperçut réellement de la présence de la jeune fille. Tout d'abord en s'interrogeant sur le fait que les deux vieux n'avaient jamais eu d'enfants. Ensuite, selon une habitude immémoriale, en insinuant des choses dégradantes sur le compte du vieux. Doute abject qui, toutefois, fut de courte durée, puisque l'homme mourut quelques mois plus tard d'une fièvre thoracique.


L'allure impitoyable et invisible qui mène le pas des habitudes fit que l'on oublia bien vite les deux paysans. Seule, et désormais dans la fleur de l'âge, la jeune fille continua de vivre dans la petite demeure, lui rendant peu à peu un décor plus joyeux, plus en accord avec son âge et sa façon d'être. Elle continua de s'occuper du potager, des animaux, et à se rendre périodiquement à la ville. Elle arrêta de travailler aux champs pour le petit seigneur du lieu, et confia plutôt sa capacité à survivre à sa maîtrise des arts domestiques. Elle continua de vendre les fromages de chèvre et les oeufs ; mais surtout, elle se dédia au commerce de pains délicieux, garnis de fruits séchés, qu'elle confectionnait de ses mains selon une recette qui lui était propre ; et de paniers très souples en osier tressé, doublés de toile, fabriqués aussi par ses soins, remplis des pains aux fruits, qu'elle portait au marché. En outre, elle commenca à s'occuper des jeunes enfants de ses voisins, quand les adultes et les enfants plus âgés étaient aux champs. Cet engagement lui garantissait en échange le minimum de protection indispensable contre les vagabonds, les brigands et les hors-la-loi qui, bien qu'ils s'agît alors d'une période de relative tranquillité, infestaient régulièrement les campagnes. Très rapidement on s'aperçut avec émerveillement qu'elle savait lire, et écrire, bien que de façon un peu rudimentaire, et qu'elle enseignait son savoir aux enfants, en jouant avec eux. Ce qui ne manqua pas de reposer la question de sa naissance, et du destin peut-être malheureux de sa famille d'origine, probablement noble ou aisée. Cela alimenta, aussi, en même temps, la bienveillance inexprimée, souterraine, qui naît de l'admiration. Sa façon d'être, gracieuse et souriante, sa discrétion, son regard magnétique et doux tel qu'il fut décrit, la protégèrent, au lieu de susciter jalousie et malveillance, sentiments qui bien souvent viennent corrompre les jugements sur une personne. Ce fut son obstination à la solitude, toutefois, qui demeura comme caractéristique de sa personne, dans l'imaginaire populaire.

De nombreux jeunes gens, de diverses extractions sociales, se proposèrent alors pour obtenir ses bonnes grâces, évidemment attirés par le côté avenant de son jeune âge, mais aussi par ce sens de la protection vers lequel l'homme est porté, quand derrière la fermeté de la femme, il devine une fragilité cachée. Personne cependant ne réussit à la séduire. Son refus fut toujours aimable, mais ferme, à en devenir proverbial jusqu'à alimenter de réels défis entre les hommes célibataires d'Amiens, qui l'attendaient souvent devant chez elle, pour lui offrir leurs services. Il y en eut un, parmi tous, qui sembla être proche de la conquête. L'archer Langlois, du Grand Serment, l'une des milices de la cité, officialisée un siècle auparavant par Charles Quint pour défendre la ville, qui lui fit une cour sans répit. C'était un Connétable, c'est-à-dire le vainqueur à deux reprises d'affilée de la grande compétition annuelle de tir à l'arc qui se tenait fin juin dans les jardins du Grand Serment (aujourd'hui rue des Archers), en même temps que la fête du Baptiste. Jeune , de bonne prestance, et bien connu de tous, Langlois, à l'occasion de ses deux victoires, lui dédia publiquement les honneurs reçus en la choisissant parmi les demoiselles d'honneur du cortège en fête, pour l'accompagner dans son triomphe. Puis, dans les mois qui suivirent la seconde victoire, on le vit passer de longues heures devant la maison de la jeune fille, et lui parler, alors qu'elle travaillait et s'occupait des enfants. On les rencontra souvent ensemble, les jours de marché ; lui, libre de ses obligations militaires, qui l'aidait à transporter les marchandises, elle, souriante et sereine. Tout cela alimenta les conversations des femmes, dans les cours, ou aux lavoirs, et des hommes, dans les boutiques, et les tavernes ; de ces bruits invisibles et furtifs qui forment la rumeur, en se diffusant entre proches, et qui, bien plus alors que la nouvelle officielle, viennent raviver de façon improvisée le temps des habitudes. C'est le docteur lui-même, cependant, par des mots précis, qui témoignera de l'insuccès de cette tentative, comme de toute autre ; qui racontera la désillusion sentimentale, intime, constante, de la « jeune femme », et sa recherche toujours infructueuse de la juste recette de l'amour. Avec la confiance que l'on accorde à un père, la jeune fille lui avoua effectivement percevoir la force du désir de l'homme comme un honneur, mais, ne pas vouloir accepter l'idée que ce désir soit suffisant à définir un sentiment; de toujours craindre que derrière l'amour ne se cache une prison, plutôt que l'exaltation de la liberté. Un tel doute – est-il écrit – la poussa à recourir aux conseils d'un personnage fameux en ces temps, parce que soupçonné de sorcellerie. Se joignant à un petit groupe de marchands qui allaient rendre hommage au saint sépulcre de Saint Valery, la jeune fille se rendit jusqu'à l'embouchure de la Somme, au bord de la mer, à trois jours de marche de la cité pour consulter en secret – révéla t-elle – les auspices de la « Femme Willaume », femme solitaire et mystérieuse, bien connue de tous dans la région, en raison de sa connaissance des herbes médicinales, et, murmurait-on, de certains sortilèges. Mais pas plus l'infusion qui lui fut donnée à boire, que les conseils qu'elle reçut, ne réussirent à dissiper ses doutes.

Voilà. L'histoire de la « jeune femme » s'interrompt ici brusquement, en peu de lignes. La tristesse du rédacteur anonyme devient alors récit glacé et aphone, tel le récit empli d'effroi d'un père qui perdrait sa fille, quand il raconte qu'un jour, vers la fin de l'été, la jeune fille aux yeux verts et au regard profond disparut, de la même façon qu'elle était arrivée des années auparavant, pour ne plus jamais revenir. Et sans que personne ne sache jamais ce qu'elle devint. Il ajoute seulement deux annotations, deux racontars, parmi les motifs probables de sa disparition : la possibilité que la jeune fille ait été enlevée par quelque drôle, alors qu'elle rentrait au hameau ; ou celle que la jeune fille se soit éloignée volontairement en compagnie d'un cavalier étranger arrivé quelques jours auparavant en ville. Dabobal était son nom, semble t-il. Ce dernier fait, toutefois, provient de la bouche d'un pauvre hère qui avait perdu la raison, qui passait ses jours à mendier porte de Beauvais, et qui souvent, hurlant à tout vent, prétendait prédire le futur.

*

L'histoire de la « jeune femme » est revenue sur la bouche de tous, à Amiens, ces derniers jours, après que Monsieur et Madame Delacroix, retraités, résidents au 78 rue du moulin, ont dénoncé à la gendarmerie la disparition inexplicable de leur voisine. « Une dame adorable, la dame du 76 ... » - a déclaré Monsieur Delacroix - « Maigre, les cheveux roux et les yeux verts ; le regard intense, quasi magnétique ; toujours agréable et souriante. Une personne exquise et réservée, vivant seule. On la voyait tous les jours … Nous avons pensé qu'il était de notre devoir d'avertir la police. » Les recherches immédiatement lancées, ont révélé que Madame Madeleine Poscal, enseignante depuis treize ans à l'école Jean-François Lesueur, et jusqu'à aujourd'hui introuvable, se révèle ne pas être inscrite sur le registre d'état civil. Ou plus exactement : à l'endroit où, probablement était inscrit son nom, comme sur tout autre document d'état civil la regardant, apparaît aujourd'hui un espace en blanc ; comme si ce qui y avait été inscrit , avait été écrit à l'encre sympathique ou effacé. La gendarmerie reccueille actuellement toutes les informations, y compris les déductions faites d'après les récits de ses élèves, et elle a veillé à ce que soit diffusée dans tous les lieux publics et commerces, une photographie de la femme disparue. D'autre part, la nouvelle, annoncée dans les journaux télévisés et les radios locales, a porté le docteur Lefèvre, spécialiste du Moyen-Age, à se souvenir du manuscrit et à raconter dans une interview le récit du médecin anonyme, aux couleurs de légende moderne, comme d'aucuns le qualifient aujourd'hui.

Deux autres témoignages isolés, à ce propos, apparus à peu de temps d'intervalle, justifient l'idée d'être face à un événement insolite.

Monsieur Vabard, employé aux Archives Historiques Militaires, raconte avoir fait une découverte fortuite, mais significative, liée précisément à tout ce qui est aujourd'hui l'adresse de Madame Poscal. Les registres de la Seconde Armée anglaise, qui le 31 août 1944 a repris la ville d'Amiens, chassant les troupes allemandes, consignent, dans la journée du trois septembre, la mystérieuse disparition du sous-lieutenant Charles Spaziato, d'origine italienne, né à Watford. Pour mieux expliquer : Spaziato n'est pas décédé au front, ni ne figure parmi les blessés qui furent rapatriés avant la fin de la guerre. La formulation des documents ne laisse pas non plus transparaître l'hypothèse d'un quelconque épisode de désertion. Simplement, le trois septembre, le nom de Spaziato disparaît des effectifs, des affectations de la compagnie, et du bataillon, pour réapparaître sur la liste impersonnelle et générique des disparus, effectuée en 1946 une fois la guerre terminée.
Dans les notes en marge rédigées sur la base de témoignages reçus de ses compagnons d'arme, on peut lire que durant les jours de halte à Amiens, après la bataille, le sous-lieutenant prit l'habitude de rendre visite à une jeune fille qui refusait obstinément de quitter la ville, malgré le danger. Au retour des opérations, Spaziato quittait ses compagnons - est-il dit - pour aller dormir au 76 rue du moulin, adresse peu éloignée des quartiers choisis pour le repos de son régiment, entretenant probablement des rapports avec une jeune femme résidant en ces lieux, et qui n'avait pas quitté la ville. L'après-midi précédant sa disparition, Spaziato fut reconnu de façon certaine par trois soldats de sa compagnie, s'attardant sur le pas de porte, jouissant du dernier soleil, une tasse de thé à la main. Le matin suivant, il ne se serait pas présenté au rassemblement. Les recherches effectuées avant le départ d'Amiens de la compagnie, ont uniquement confirmé l'état de total abandon de l'habitation et l'absence du militaire tout autant que de la femme.

Le témoignage suivant a été avancé il y a deux jours par une commerçante de Saint-Valery sur Somme, centre balnéaire renommé des côtes de la Manche, à environ soixante-dix kilomètres au nord-ouest d'Amiens.

Madame Guillaume, propriétaire de la boutique de thé Au Samovar, situé au 21 place des pilotes à Saint-Valery, a reconnu la femme disparue sur les photos signalétiques diffusées par la gendarmerie. Elle affirme avoir eu avec elle une conversation brève mais intense, un samedi après-midi à la fin de l'été dernier quand l'enseignante entra dans sa boutique. Après avoir longuement hésité et soupesé les ingrédients des différents mélanges, Madeleine Poscal en avait choisi un en particulier : le numéro 203, dénommé « A nos amours ». Il s'agit d'un mélange à base de thé noir indien, parfumé à la fraise et aux fruits rouges, enrichi de petits sucres colorés en forme de coeur, qui adoucissent l'infusion en se dissolvant. Madame Guillaume raconte comment, au moment de payer, Madeleine Poscal avait manifesté le souhait que ce thé maintienne longtemps en vie l'amour qu'elle vivait alors dans la joie. En était née une instinctive solidarité féminine qui avait poussé les deux femmes à échanger leurs adresses de poste électronique, et l'engagement de poursuivre la conversation.
Parmi les documents découverts au domicile de Madame Poscal pendant la descente de Police, c'est justement un e-mail de Madame Guillaume qui suscite désormais un étrange intérêt. Il y est écrit textuellement : « Mon amie, il n'existe aucune boisson, ou potion, capable de consolider les sentiments. L'amour est déjà, en lui-même, une mixture magique. Ce n'est pas la beauté qui le tient en vie, ni la richesse ; pas plus la passion, de laquelle souvent il se nourrit toutefois ; mais une alchimie de curiosité , de mystère, de respect et d' attente inépuisable, que nulle recette n'a jamais pu mesurer, pour aucun couple d'amants. Ne demandez pas à savoir, et ne vous empressez pas de brûler votre curiosité sur l'Amour et sur votre amour : Le jour où vous réussiriez à en soupeser les ingrédients, celui-ci s'évanouirait sous votre nez, aussi soudainement qu'il s'était alors manifesté. Au contraire, si vous trouviez l'amour véritable, ce serait vous qui viendriez à disparaître de la vie de tous, si ce n'est de celle de votre amant. »