samedi 16 janvier 2010

A nos amours




A nos amours


Elle vivait seule, dans cette bonne ville d'Amiens, la jeune fille aux yeux verts et au regard profond. C'est ce que raconte un médecin anonyme, dans un manuscrit rédigé sous forme de journal, aux alentours de l'an 1498. Il interrompt ses notes sur les maladies et les remèdes pour rendre compte de l'événement, un petit fait divers qui semble aujourd'hui prendre tournure de légende moderne.

La « jeune femme toute seule », comme on la trouve nommée dans les carnets, habitait un hameau constitué de quelques corps de ferme, à la sortie de la porte de Beauvais, un peu au-delà du fossé des murs défensifs, sur les hauteurs qui s'élèvent doucement au sud de la cité. On ne savait rien de son histoire, ni de ses origines. La seule certitude, au-delà des bavardages, est qu'elle n'était pas originaire de la région.
Elle était arrivée très jeune à la ville, longtemps auparavant, pendant la fête de Pâques, alors qu'elle voyageait avec sa famille , chrétiens venus en pèlerinage à Notre-Dame d'Amiens, imposante cathédrale. Le maréchal-ferrant Cauvin s'en souvient parfaitement, est-il noté dans les carnets, qui la remarqua quand le petit groupe fit halte dans sa boutique pour faire réparer la boucle d'une ceinture. Il est noté que son seul bien, à ce moment-là , était une petite chèvre, et que, quand sa famille partit, elle offrit alors ses propres services et l'animal, à un couple de vieux paysans sans enfant, les Baudelot, en échange de leur protection, et du logis. Ou ce fut peut-être la famille elle-même à la confier aux paysans afin qu'elle ait une existence plus sûre que la vie nomade à laquelle sa mystérieuse solitude semblait l'avoir prédestinée.

Le marchand Baudelot, pour tous « l'âne », et sa femme Jeanne étaient gens honnêtes, mais bourrus et renfermés. Lui, taciturne, dur à la limite de la violence ; elle, soumise au mari et à la pauvreté. Ils menaient une existence austère en marge de la société et des autres habitations. Ils cultivaient leur propre potager dans un carré de terre derrière la maison, et, depuis toujours, quelques champs de blés et cultures maraîchères pour un seigneur du lieu, comme tant d'autres dans leur condition. Ils possédaient quelques chèvres et un boeuf. Ils les logeaient dans une petite pièce, adjacente à la maison, où vivaient aussi les poules, qui, d'après ce que l'on peut lire, étaient libres d'entrer et de sortir dans l'habitation, ce qui ne manquait pas de laisser une odeur de fumier et d'incurie. Ils se rendaient à la ville environ deux fois par mois, toujours ensemble, toujours mal vêtus, et courbés sur leurs propres squelettes, derrière un chariot tiré par le boeuf. Ils portaient le froment à moudre à l'un des quatorze moulins disséminés le long des canaux de la Somme, le fleuve qui traverse Amiens, juste aux pieds de la cathédrale, dans la zone des hortillonnages. Ils vendaient quelques productions tirées de leur potager et de leur élevage – herbes et fromages soustraits à leur propre consommation – au marché fluvial. Parfois ils les laissaient en gages au meunier, qui se chargeait de les distribuer, ou bien celui-ci les gardait pour lui-même et déduisait alors le montant dû des frais de meunerie, petit commerce souterrain et invisible qui permet de supporter une vie de privations. Ils ne s'arrêtaient que le temps nécessaire. Ils parlaient rarement avec quelqu'un. Encore plus rarement s'attardaient-ils pour des achats, ou entraient-ils pour se désaltérer dans l'une des nombreuses tavernes bruyantes implantées ici et là dans les rues étroites et grouillantes de monde de la cité. On ne les voyait pas non plus au moment des festivités de saison sur la place, ou pour les fêtes religieuses. Quoi qu'il en soit, dans tous ces déplacements, ils n'emmenaient jamais l'enfant avec eux, à qui ils laissaient les tâches les plus dégradantes : le nettoyage de l'étable et des animaux, la traite, le ramassage du bois pour l'âtre, la lessive, l'entretien de la maison.

Tant que les deux vieux réussirent à maintenir cette façon de vivre , l'enfant resta confinée à la maison, à leur service, quasiment invisible aux yeux de tous. Les voisins eux-mêmes disaient ne pas l'avoir rencontrée, parfois pendant plusieurs jours d'affilée, à cause de sa façon d'être, preste et silencieuse. Et puis, comme il advient fatalement, l'âge et la maladie des deux vieux suivirent aussi le cours de l'histoire. Un matin, Jeanne ne se leva pas du lit en raison de fortes douleurs au dos et dans les os. Les cataplasmes chauds de pulpe de courge et d'herbes médicinales enveloppés dans une étoffe de lin, ou bien encore les décoctions, furent inutiles, uniques remèdes adoptés – note le médecin – en raison du manque d'argent. On ne recourut pas non plus aux prières, ou aux dévotions, à ce qu'on peut en savoir, les deux vieux marchands n'ayant jamais démontré aucune forme d'attachement à une confession religieuse. La femme s'éteignit en quelques jours. Le vieux Baudelot obligea alors la jeune fille à assumer les tâches qui étaient celles de son épouse, en plus de ses propres travaux habituels. Ainsi, on les vit ensemble dans les champs, ou par les rues d'Amiens, derrière le chariot chargé de leurs produits à vendre. Ce fut alors qu'on s'aperçut réellement de la présence de la jeune fille. Tout d'abord en s'interrogeant sur le fait que les deux vieux n'avaient jamais eu d'enfants. Ensuite, selon une habitude immémoriale, en insinuant des choses dégradantes sur le compte du vieux. Doute abject qui, toutefois, fut de courte durée, puisque l'homme mourut quelques mois plus tard d'une fièvre thoracique.


L'allure impitoyable et invisible qui mène le pas des habitudes fit que l'on oublia bien vite les deux paysans. Seule, et désormais dans la fleur de l'âge, la jeune fille continua de vivre dans la petite demeure, lui rendant peu à peu un décor plus joyeux, plus en accord avec son âge et sa façon d'être. Elle continua de s'occuper du potager, des animaux, et à se rendre périodiquement à la ville. Elle arrêta de travailler aux champs pour le petit seigneur du lieu, et confia plutôt sa capacité à survivre à sa maîtrise des arts domestiques. Elle continua de vendre les fromages de chèvre et les oeufs ; mais surtout, elle se dédia au commerce de pains délicieux, garnis de fruits séchés, qu'elle confectionnait de ses mains selon une recette qui lui était propre ; et de paniers très souples en osier tressé, doublés de toile, fabriqués aussi par ses soins, remplis des pains aux fruits, qu'elle portait au marché. En outre, elle commenca à s'occuper des jeunes enfants de ses voisins, quand les adultes et les enfants plus âgés étaient aux champs. Cet engagement lui garantissait en échange le minimum de protection indispensable contre les vagabonds, les brigands et les hors-la-loi qui, bien qu'ils s'agît alors d'une période de relative tranquillité, infestaient régulièrement les campagnes. Très rapidement on s'aperçut avec émerveillement qu'elle savait lire, et écrire, bien que de façon un peu rudimentaire, et qu'elle enseignait son savoir aux enfants, en jouant avec eux. Ce qui ne manqua pas de reposer la question de sa naissance, et du destin peut-être malheureux de sa famille d'origine, probablement noble ou aisée. Cela alimenta, aussi, en même temps, la bienveillance inexprimée, souterraine, qui naît de l'admiration. Sa façon d'être, gracieuse et souriante, sa discrétion, son regard magnétique et doux tel qu'il fut décrit, la protégèrent, au lieu de susciter jalousie et malveillance, sentiments qui bien souvent viennent corrompre les jugements sur une personne. Ce fut son obstination à la solitude, toutefois, qui demeura comme caractéristique de sa personne, dans l'imaginaire populaire.

De nombreux jeunes gens, de diverses extractions sociales, se proposèrent alors pour obtenir ses bonnes grâces, évidemment attirés par le côté avenant de son jeune âge, mais aussi par ce sens de la protection vers lequel l'homme est porté, quand derrière la fermeté de la femme, il devine une fragilité cachée. Personne cependant ne réussit à la séduire. Son refus fut toujours aimable, mais ferme, à en devenir proverbial jusqu'à alimenter de réels défis entre les hommes célibataires d'Amiens, qui l'attendaient souvent devant chez elle, pour lui offrir leurs services. Il y en eut un, parmi tous, qui sembla être proche de la conquête. L'archer Langlois, du Grand Serment, l'une des milices de la cité, officialisée un siècle auparavant par Charles Quint pour défendre la ville, qui lui fit une cour sans répit. C'était un Connétable, c'est-à-dire le vainqueur à deux reprises d'affilée de la grande compétition annuelle de tir à l'arc qui se tenait fin juin dans les jardins du Grand Serment (aujourd'hui rue des Archers), en même temps que la fête du Baptiste. Jeune , de bonne prestance, et bien connu de tous, Langlois, à l'occasion de ses deux victoires, lui dédia publiquement les honneurs reçus en la choisissant parmi les demoiselles d'honneur du cortège en fête, pour l'accompagner dans son triomphe. Puis, dans les mois qui suivirent la seconde victoire, on le vit passer de longues heures devant la maison de la jeune fille, et lui parler, alors qu'elle travaillait et s'occupait des enfants. On les rencontra souvent ensemble, les jours de marché ; lui, libre de ses obligations militaires, qui l'aidait à transporter les marchandises, elle, souriante et sereine. Tout cela alimenta les conversations des femmes, dans les cours, ou aux lavoirs, et des hommes, dans les boutiques, et les tavernes ; de ces bruits invisibles et furtifs qui forment la rumeur, en se diffusant entre proches, et qui, bien plus alors que la nouvelle officielle, viennent raviver de façon improvisée le temps des habitudes. C'est le docteur lui-même, cependant, par des mots précis, qui témoignera de l'insuccès de cette tentative, comme de toute autre ; qui racontera la désillusion sentimentale, intime, constante, de la « jeune femme », et sa recherche toujours infructueuse de la juste recette de l'amour. Avec la confiance que l'on accorde à un père, la jeune fille lui avoua effectivement percevoir la force du désir de l'homme comme un honneur, mais, ne pas vouloir accepter l'idée que ce désir soit suffisant à définir un sentiment; de toujours craindre que derrière l'amour ne se cache une prison, plutôt que l'exaltation de la liberté. Un tel doute – est-il écrit – la poussa à recourir aux conseils d'un personnage fameux en ces temps, parce que soupçonné de sorcellerie. Se joignant à un petit groupe de marchands qui allaient rendre hommage au saint sépulcre de Saint Valery, la jeune fille se rendit jusqu'à l'embouchure de la Somme, au bord de la mer, à trois jours de marche de la cité pour consulter en secret – révéla t-elle – les auspices de la « Femme Willaume », femme solitaire et mystérieuse, bien connue de tous dans la région, en raison de sa connaissance des herbes médicinales, et, murmurait-on, de certains sortilèges. Mais pas plus l'infusion qui lui fut donnée à boire, que les conseils qu'elle reçut, ne réussirent à dissiper ses doutes.

Voilà. L'histoire de la « jeune femme » s'interrompt ici brusquement, en peu de lignes. La tristesse du rédacteur anonyme devient alors récit glacé et aphone, tel le récit empli d'effroi d'un père qui perdrait sa fille, quand il raconte qu'un jour, vers la fin de l'été, la jeune fille aux yeux verts et au regard profond disparut, de la même façon qu'elle était arrivée des années auparavant, pour ne plus jamais revenir. Et sans que personne ne sache jamais ce qu'elle devint. Il ajoute seulement deux annotations, deux racontars, parmi les motifs probables de sa disparition : la possibilité que la jeune fille ait été enlevée par quelque drôle, alors qu'elle rentrait au hameau ; ou celle que la jeune fille se soit éloignée volontairement en compagnie d'un cavalier étranger arrivé quelques jours auparavant en ville. Dabobal était son nom, semble t-il. Ce dernier fait, toutefois, provient de la bouche d'un pauvre hère qui avait perdu la raison, qui passait ses jours à mendier porte de Beauvais, et qui souvent, hurlant à tout vent, prétendait prédire le futur.

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L'histoire de la « jeune femme » est revenue sur la bouche de tous, à Amiens, ces derniers jours, après que Monsieur et Madame Delacroix, retraités, résidents au 78 rue du moulin, ont dénoncé à la gendarmerie la disparition inexplicable de leur voisine. « Une dame adorable, la dame du 76 ... » - a déclaré Monsieur Delacroix - « Maigre, les cheveux roux et les yeux verts ; le regard intense, quasi magnétique ; toujours agréable et souriante. Une personne exquise et réservée, vivant seule. On la voyait tous les jours … Nous avons pensé qu'il était de notre devoir d'avertir la police. » Les recherches immédiatement lancées, ont révélé que Madame Madeleine Poscal, enseignante depuis treize ans à l'école Jean-François Lesueur, et jusqu'à aujourd'hui introuvable, se révèle ne pas être inscrite sur le registre d'état civil. Ou plus exactement : à l'endroit où, probablement était inscrit son nom, comme sur tout autre document d'état civil la regardant, apparaît aujourd'hui un espace en blanc ; comme si ce qui y avait été inscrit , avait été écrit à l'encre sympathique ou effacé. La gendarmerie reccueille actuellement toutes les informations, y compris les déductions faites d'après les récits de ses élèves, et elle a veillé à ce que soit diffusée dans tous les lieux publics et commerces, une photographie de la femme disparue. D'autre part, la nouvelle, annoncée dans les journaux télévisés et les radios locales, a porté le docteur Lefèvre, spécialiste du Moyen-Age, à se souvenir du manuscrit et à raconter dans une interview le récit du médecin anonyme, aux couleurs de légende moderne, comme d'aucuns le qualifient aujourd'hui.

Deux autres témoignages isolés, à ce propos, apparus à peu de temps d'intervalle, justifient l'idée d'être face à un événement insolite.

Monsieur Vabard, employé aux Archives Historiques Militaires, raconte avoir fait une découverte fortuite, mais significative, liée précisément à tout ce qui est aujourd'hui l'adresse de Madame Poscal. Les registres de la Seconde Armée anglaise, qui le 31 août 1944 a repris la ville d'Amiens, chassant les troupes allemandes, consignent, dans la journée du trois septembre, la mystérieuse disparition du sous-lieutenant Charles Spaziato, d'origine italienne, né à Watford. Pour mieux expliquer : Spaziato n'est pas décédé au front, ni ne figure parmi les blessés qui furent rapatriés avant la fin de la guerre. La formulation des documents ne laisse pas non plus transparaître l'hypothèse d'un quelconque épisode de désertion. Simplement, le trois septembre, le nom de Spaziato disparaît des effectifs, des affectations de la compagnie, et du bataillon, pour réapparaître sur la liste impersonnelle et générique des disparus, effectuée en 1946 une fois la guerre terminée.
Dans les notes en marge rédigées sur la base de témoignages reçus de ses compagnons d'arme, on peut lire que durant les jours de halte à Amiens, après la bataille, le sous-lieutenant prit l'habitude de rendre visite à une jeune fille qui refusait obstinément de quitter la ville, malgré le danger. Au retour des opérations, Spaziato quittait ses compagnons - est-il dit - pour aller dormir au 76 rue du moulin, adresse peu éloignée des quartiers choisis pour le repos de son régiment, entretenant probablement des rapports avec une jeune femme résidant en ces lieux, et qui n'avait pas quitté la ville. L'après-midi précédant sa disparition, Spaziato fut reconnu de façon certaine par trois soldats de sa compagnie, s'attardant sur le pas de porte, jouissant du dernier soleil, une tasse de thé à la main. Le matin suivant, il ne se serait pas présenté au rassemblement. Les recherches effectuées avant le départ d'Amiens de la compagnie, ont uniquement confirmé l'état de total abandon de l'habitation et l'absence du militaire tout autant que de la femme.

Le témoignage suivant a été avancé il y a deux jours par une commerçante de Saint-Valery sur Somme, centre balnéaire renommé des côtes de la Manche, à environ soixante-dix kilomètres au nord-ouest d'Amiens.

Madame Guillaume, propriétaire de la boutique de thé Au Samovar, situé au 21 place des pilotes à Saint-Valery, a reconnu la femme disparue sur les photos signalétiques diffusées par la gendarmerie. Elle affirme avoir eu avec elle une conversation brève mais intense, un samedi après-midi à la fin de l'été dernier quand l'enseignante entra dans sa boutique. Après avoir longuement hésité et soupesé les ingrédients des différents mélanges, Madeleine Poscal en avait choisi un en particulier : le numéro 203, dénommé « A nos amours ». Il s'agit d'un mélange à base de thé noir indien, parfumé à la fraise et aux fruits rouges, enrichi de petits sucres colorés en forme de coeur, qui adoucissent l'infusion en se dissolvant. Madame Guillaume raconte comment, au moment de payer, Madeleine Poscal avait manifesté le souhait que ce thé maintienne longtemps en vie l'amour qu'elle vivait alors dans la joie. En était née une instinctive solidarité féminine qui avait poussé les deux femmes à échanger leurs adresses de poste électronique, et l'engagement de poursuivre la conversation.
Parmi les documents découverts au domicile de Madame Poscal pendant la descente de Police, c'est justement un e-mail de Madame Guillaume qui suscite désormais un étrange intérêt. Il y est écrit textuellement : « Mon amie, il n'existe aucune boisson, ou potion, capable de consolider les sentiments. L'amour est déjà, en lui-même, une mixture magique. Ce n'est pas la beauté qui le tient en vie, ni la richesse ; pas plus la passion, de laquelle souvent il se nourrit toutefois ; mais une alchimie de curiosité , de mystère, de respect et d' attente inépuisable, que nulle recette n'a jamais pu mesurer, pour aucun couple d'amants. Ne demandez pas à savoir, et ne vous empressez pas de brûler votre curiosité sur l'Amour et sur votre amour : Le jour où vous réussiriez à en soupeser les ingrédients, celui-ci s'évanouirait sous votre nez, aussi soudainement qu'il s'était alors manifesté. Au contraire, si vous trouviez l'amour véritable, ce serait vous qui viendriez à disparaître de la vie de tous, si ce n'est de celle de votre amant. »